La récente nomination de François Baroin à la tête de la Barclays en France, et a contrario la présence dans le gouvernement de plusieurs ministres ayant fait carrière dans le privé, relancent plusieurs questions : suffit-il d’être bon manager pour être efficace en politique, et en quoi des qualités d’hommes et de femmes politiques seraient-elles utiles en management ? Ce mélange des genres est-il pernicieux ou serait-il plutôt la condition nécessaire pour éviter que la politique ne devienne un métier pour la vie, et non un mandat limité dans le temps ? Plutôt que de répondre à ces interrogations un peu hâtivement, écoutons plutôt ce que les Grecs avaient à nous en dire, ainsi que nous invite à le faire le philosophe Dimitri El Murr, auteur du livre Savoir et gouverner – essai sur la politique platonicienne.
Chez Platon en effet, on comprend très vite que la différence entre management et gouvernement de la cité ne se joue pas sur le plan de la quantité : le manager-administrateur peut très bien avoir une très grande entreprise à gérer tandis que le décideur politique sera l’élu d’une toute petite nation. Ce sont là deux exercices bien différents de gouvernement, l’un pouvant être qualifié de science auxiliaire et l’autre de science majeure. Son élève Aristote précisera cette différence de la manière suivante : la finalité de l’oikos, la gestion des affaires privées, c’est la vie biologique, c’est-à-dire « la satisfaction des besoins » (p. 106). Alors que ce que le politikos a en vue, celui ou celle qui exerce la science du gouvernement des hommes, c’est la vie bonne, l’exercice de la vertu donc, qui doit tendre vers l’amitié civique (p. 285).
Le politikos agirait donc avant tout dans le but de la justice et de l’exercice des vertus. C’est pourquoi chez Platon, pour éviter la démesure et la tyrannie, le gouverneur politique est d’abord un pasteur. Un pasteur qui prend soin « du troupeau de bipèdes sans plumes » que nous sommes, j’emploie son expression, un troupeau qui accepte le principe d’être gouverné. Mais chez Platon cette posture pastorale n’est pas le dernier mot de cette science du gouvernement. Dans la deuxième partie du dialogue, cette figure va disparaître au profit de celle du tisserand. Apprendre à gouverner, c’est apprendre à tisser, c’est-à-dire « d'entrelacer la chaîne et la trame » (p. 174). Cela signifie ici plusieurs choses :
- Premier point, le gouvernement des hommes est une science des synthèses : le tissage n’est pas « le cardage, le foulage, l’art de fabriquer la chaine, ou celui de fabriquer la trame. » (p. 207) Il est ce qui permet d’entrelacer ces différents savoir-faire, qui lui sont subordonnés, autour de la confection du vêtement.
- Deuxième point : comme le cardage et le foulage sont soumis au tissage, les savoir-faire auxiliaires de la politique comme la stratégie militaire, l’éducation des élites ou l’art judiciaire sont nécessairement soumis à la fin des fins à la science majeure de la politique. « Tisser la cité » explique El-Murr, « (…) c'est tenir compte des antagonismes qui la traversent, sans les nier ou prétendre les anéantir. » (p. 285). Le rôle du Politikos étant ici de gouverner dans le sens de l’unité.
- Troisième point, cette science (p. 265) chaperonne donc des arts subordonnés, ce qui suppose la présence d’éléments contingents : favorables ou défavorables. Autrement dit, le gouvernement dans la forme du tissage est un exercice où il est important de bien définir le Kaïros, c’est-à-dire le moment opportun pour mener une action publique.
- Quatrième et dernier point : si la science politique consiste dans une compétence, comparable à la confection du vêtement, cela signifie aussi que « faire société » c’est au fond une certaine manière d’accorder des contrariétés, des différences de couleurs et de tissus, dans le sens d’une certaine solidité et d’une certaine harmonie.
La leçon de choses qui nous est proposée ici par Platon consisterait donc à montrer que gouverner c’est savoir tisser les différences humaines dans le sens de la justice et de la vertu. Ce qui signifie concrètement deux choses : 1) que le leadership y est par définition toujours relationnel 2) que tout leader ne peut jamais tout à fait séparer son action d’une intention philosophique qui la sous-tend. Car comme l’explique l’auteur : « la politique est une chose trop importante pour qu'on la laisse à ceux qui ignorent qu'il y a des choses bien plus importantes » (p. 293). La politique, et ce qu’il y a de politique dans le management, dépendent d’un savoir qui porte sur la nature de la vertu et sur la détermination du sens de l’action collective ; en bref d’un savoir qui, à la fin des fins, apparaît toujours comme une compétence proprement philosophique.
Publié le jeudi 31 mars 2022 . 4 min. 18
D'APRÈS LE LIVRE :
Savoir et gouverner : Essai sur la science politique platonicienne
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