« Je ne connais qu’une religion qui invite ses fidèles à ce couper de la vie : la religion du management qui voit, dans le désir propre à chaque individu, un frein de la performance ». Celui qui s’exprime ainsi n’est pas un chercheur en gestion mais le fondateur de l’Ecole occidentale de méditation, Fabrice Midal. Dans ses deux derniers textes, il s’adresse à ces lecteurs en leur formulant deux conseils Foutez-vous la paix ! Et commencez à vivre et Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, qui en constituent les titres et sous-titres. Ces essais, écrits dans une langue qui souhaite s’adresser à tous et toucher un large public, ce qu’ils parviennent à faire d’ailleurs avec un large succès, rejoignent la liste de ces traités supposés permettre de retrouver la confiance et être davantage acteur de sa propre vie. Les deux conseils qu’ils nous donnent peuvent être résumés ainsi :
-premièrement, les individus au travail auraient tendance à s’autoexploiter et à mettre la barre sans cesse plus haut au point de se nuire. D’être son pire ennemi, de desservir son propre épanouissement personnel. Pour cela il faut donc commencer par « se foutre la paix », mouvement que l’auteur rapproche de la Gelassenheit heideggerienne, que l’on traduit parfois par sérénité, ou par quiétude. Il faudrait donc se laisser être. Et ce lâcher-prise serait le meilleur service que nous nous donnerions à nous-mêmes.
-secondairement, Fabrice Midal propose à ses lecteurs, parmi lesquels de nombreux cadres d’entreprise cherchant un sens à leur existence, d’opérer un mouvement très inattendu, celui de se « renarcissiser ». L’auteur fait une lecture très personnelle du mythe de Narcisse, dans laquelle nous découvrons une interprétation contraire à celle que nous connaissons tous, un homme puni par les Dieux de s’être trop aimé. Le narcissisme serait bien plutôt une occasion de se ressaisir, de se reconnaître comme digne d’intérêt, de s’aimer soi-même. « A la propagande du management, j’oppose » formule l’auteur, « le narcissisme de l’engagement ».
Alors plutôt que de critiquer la lecture discutable du mythe de Narcisse, et la prétendue nécessaire reprise du thème de l’amour de soi dans les univers organisationnels, où il est soi-dit en passant bien loin d’avoir disparu, je voudrais plutôt insister sur le visage de l’humanité que Midal nous donne à contempler : celle de l’individu « désencombré », qui n’a pas trop d’obligations. Il revendique d’ailleurs ce mot lorsqu’il décrit quelqu’un qui a du chagrin mais qui, faisant place notamment à la méditation, se désencombre, déblaye en quelque sorte la porte de ses afflictions. Or, de cet individu « désencombré » le philosophe américain Michael Sandel voit précisément l’inquiétante montée en puissance dans nos sociétés postindustrielles. Il est celui qui n’a ni racine, ni attaches profondes, ni doute sur sa propre finitude. Il laisse faire et laisse passer en effet, sans s’inquiéter outre mesure de se qui se passe autour de lui.
L’auteur répondrait sans doute sur la confiance que lui inspire la nature humaine. Confiant dans les progrès de la psychologie positive, l’auteur déclare que le moi n’est pas haïssable, comme le déclarait par exemple Blaise Pascal, mais qu’il est innocent. Ce qui est haïssable c’est le nombrilisme, c’est l’orgueil. Or, il faut rappeler que c’est exactement le miroir que Pascal voulait nous tendre lorsqu’il écrivait que « la vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs. Et les philosophes même en veulent » se contentait-il d’ajouter justement. Le moi est une idole qui prétend toujours en premier à cet amour toujours exclusif qu’est l’amour propre. Nul besoin de montrer au « moi » le chemin qui mène au centre de tout : il le connaît sans qu’on le lui indique.
Quelles leçons tirer de toute cette affaire pour la gestion des organisations? L’auteur invite les personnes stressés à se reconnecter à elles-mêmes. Beau projet en effet pour lequel Fabrice Midal cite Marcel Proust : « tout ce que nous connaissons de grand vient des nerveux (on dirait aujourd’hui des angoissés) ». C’est très juste mais dans ce cas que devient le « laisser-être » invoqué dans les premiers chapitres ? Aussi lorsqu’il évoque un ami travaillant dans le marketing « qui était heureux tant qu’on lui fixait des objectifs chiffrés » mais qui ne le fut plus lorsque la traditionnelle technique du management par objectifs a été abandonnée. Propose-t-il alors de revenir à cette technique de management proposée par l’américain Peter Drucker en 1954 ?
On voit ici à quel point, avec ces deux exemples que les contours de cette « renarcissisation » en management, si seulement elle est souhaitable, mérite encore d’être reprécisée.
Publié le lundi 04 juin 2018 . 4 min. 40
D'APRÈS LE LIVRE :
Foutez-vous la paix !
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