« I would prefer not to ».
Cette réponse insolite est celle de Bartelby, un simple clerc dans une étude notariale qui se met soudainement à refuser d’obéir à certaines des plus anodines sollicitations de son patron. Cette célèbre nouvelle, écrite par Herman Melville et qui porte le nom de son héros, a fasciné les philosophes tout au long du 20ème siècle. Sans doute serait-il temps que les managers s‘y intéressent à leur tour.
Pourquoi ? Eh bien parce ce refus énigmatique d’obtempérer est problématique pour le management qui se défini notamment par un pouvoir de contrainte : face à lui Bartleby, petit salarié sans envergure apparente, pour rappeler à son chef, comme indiquait Diderot, « qu’aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander les autres ».
Cette résistance au pouvoir résonne aussi comme une provision de liberté qui fuit la contrainte, au point que, de guerre lasse, le patron finisse par ne plus rien lui demander du tout. Car le refus en question n’est pas pur et simple, d’où les difficultés que nous avons à traduire en français une telle phrase : je préférerais n’en rien faire, je préfèrerais pas, j’aimerais mieux ne pas faire, j’aurai une préférence pour ne rien en faire etc etc.. dans tous les cas Bartleby, par ce jeu de mot, semble rompre en toute passivité avec une dimension hiérarchique du pouvoir sans que ses intentions nous soient révélées en toute clarté : est-il fâché contre son employeur ou contre l’humanité toute entière ? veut-il faire entendre la voix de la contestation ou au contraire rester discret et mesuré, militant même, avant l’heure, pour « l’entreprise libérée » ? Dans tous les cas nous savons qu’il oppose un déni, un non principiel.
Pour Vincent Delecroix, qui enseigne la philosophie de la religion à l’Ecole pratique des hautes études, et qui signe un ouvrage intitulé Non (n.o.n), ce déni est un signe qui manifeste une liberté laquelle se définit moins celui par le pouvoir de faire que par le pouvoir de ne pas vouloir. « Ne pas pouvoir ne pas faire serait » explique-t-il, « un véritable cauchemar ». Alors que renoncer à faire quelque chose qu’on a le pouvoir de faire, voilà qui serait un signe en direction de la liberté.
En somme, le vrai pouvoir serait une capacité négative. Le sous-titre de l’ouvrage « de l’esprit de révolte » pourrait donc induire en erreur car cette philosophie du non qu’expose Delecroix tente autant que possible de sortir de l’esprit de contradiction, de l’indignation ou du ressentiment systématique. Dans le non tout n’est pas bon. Il ne s’agit pas de dire non à tout, ce qui n’aurait aucun sens. « Comme le faisait remarquer Wittgenstein » rappelle justement notre essayiste, « il faut que des gonds soient fixes pour que la porte tourne : autrement dit, il faut que certaines choses soient hors de doute pour que l’on puisse douter (…) Pour que le Non puisse s’exercer, il faut que quelque chose lui soit soustrait. » Non. Le non en question se veut intranquille, éthique et juste. La justice explique Delecroix ne s’exprime jamais mieux que lorsqu’elle dit non à l’injustice.
Par une série d’exemples, l’auteur développe son concept. Dans les sciences par exemple, les progrès sont réalisés à partir de nouvelles représentations qui s’opposent aux anciennes. Dans les arts il en va de même : une œuvre artistique quelle qu’elle soit est toujours une manière de s’opposer au monde existant, de faire état d’un certain refus. Quant à celui ou celle qui « développe ses affaires, ou le chef d'usine qui voit prospérer son industrie » pour utiliser l’expression de Bergson, n’en va-t-il pas finalement de même ? Il est celui ou celle qui le plus souvent a d’ores et déjà dit non à des modèles de gestion préexistants. Innover d’ailleurs, ne serait-ce pas d’abord la formulation d’une négation à l’égard de tous les vieux schémas qui ont échoué ?
Tout se passant comme si en art, en politique, aussi bien qu’en littérature ou en management il fallait d’abord, comme nous y convie vivement Delecroix, « tâcher de se faire un non ».
Publié le mercredi 19 décembre 2018 . 4 min. 04
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