On savait que pour Sigmund Freud trois métiers étaient impossibles à pratiquer : gouverner, éduquer et psychanalyser. Il y aurait donc lieu d’être pour le moins sceptique, face à un ouvrage qui voudrait nous instruire des apports de la psychanalyse dans l’étude des organisations et leurs modes de gouvernance. C’est pourtant à cette tâche difficile que se consacre les trois co-auteurs Gilles Arnault, Pascal Fugier et Bénédicte Vidaillet du livre Psychanalyse des organisations paru aux Editions Erès.
De fait, à ce trait d’esprit le fondateur de la discipline avait ajouté l’adverbe « presque », et c’est dans l’intervalle de cette quasi-impossibilité que s’engouffrent pour notre plus grand intérêt les rédacteurs de cette importante somme psychanalytique.
Importante en effet pour au moins deux raisons : en premier lieu cette grande synthèse laisse la place à de nombreux courants de pensée post-freudiens, français et non-français : la psychanalyse appliquée aux groupes restreints par exemple, en passant par l’approche lacanienne, la sociologie clinique ou encore, la sociopsychanalyse.
Aussi, ce souci d’exhaustivité renforce-il la démarche d’ensemble du livre, qui est son deuxième atout, à savoir de proposer une lecture du comportement organisationnel totalement différente des approches « maintream », lesquelles sont le plus souvent quantitativistes ou cognitivistes et trop souvent soumises à l’illusion scientiste. Sa manière est de révéler, dans ses multiples expressions et sa complexité propre, la place de l’irrationnel et de l’inconscient dans le fonctionnement des organisations.
Le livre se présente donc comme le prolongement des principales intuitions freudiennes jusque dans le champ des groupes sociaux, notamment exprimées dans Totem et tabou. Il y est question en effet de reprendre à nouveaux frais les grandes notions classiques, le transfert, le désir ou le symptôme, dans une perspective qui laisse place à autre chose que l’analyse individuelle puisqu’elle s’étend à la psychologie des « foules organisées ». L’expression qui donne son titre au livre sous-tend en effet la conception qui considère que la constitution de groupes créé en elle-même un nouveau régime d’émotions qui renvoie à une vision relationnelle des individus. Le parti-pris est de considérer que, dans des « entités sociales finalisées », les individus ne sont jamais psychologiquement séparés les uns des autres.
C’est par exemple très net dans les approches proposées par Kets de vries et Miller en matière de leadership qui décrivent les organisations à partir de cinq styles névrotiques : paranoïaque, compulsif, théâtral, dépressif, schizoïde. En essayant de montrer à chaque fois le versant positif et négatif. Pour le style paranoïaque par exemple, l’organisation se montre capable d’anticiper sur les risques potentiels, certes, mais l’organisation paranoïaque est aussi celle où règne un climat de défiance. Yiannis Gabriel développe quant à lui une théorie du leadership qui projette deux types de fantasmes : celui du leader comme « mère primale fusionnelle » et celui du leader comme « père primal omnipotent ». Ou encore la sociologie clinique représentée notamment par Vincent de Gaulejac ne cesse de mettre en évidence finalement la co-appartenance fondamentale du social et du psychique.
A ces écoles psychanalytiques on pourrait reprocher finalement de rester un peu trop éloignées de la critique philosophique, celle de Jaspers, de Ricoeur ou de Wittgenstein par exemple, mais ce serait sans compter le chapitre consacré à la psychodynamique du travail, telle que proposée par Christophe Dejours. Professeur au CNAM, celui-ci présente un prolongement de ces travaux dans une direction décisive : en s’appuyant davantage que ses prédécesseurs sur la conceptualité phénoménologique, notamment henryenne et merleau-pontienne, Dejours produit une théorie qui laisse une place centrale au corps et à la production d’affects liés à l’activité professionnelle. Ce point me paraît fondamental, tant les niveaux ontologiques et psychophysiologiques de la souffrance, phénomène majeur de la réalité managériale contemporaine, paraissent intimement liés.
Tout se passant comme si ce courant de recherche, en donnant raison à Freud, lui donnait dans le même temps un peu tord : la psychanalyse des organisations, cette profession qui paraissait au maître viennois presque impossible à exercer, devient une activité praticable. Et même partageable.
Publié le mercredi 13 novembre 2019 . 4 min. 26
D'APRÈS LE LIVRE :
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