La conception selon laquelle nous serions toutes et tous parties prenantes d’un grand tout qui nous dépasse, fait aujourd’hui partie des idées les plus convenues. L’anthropocène semble accréditer cette thèse dans la mesure où nos actions ont une influence directe sur l’état de la planète, tandis que le réchauffement climatique serait en contrepartie à la source de notre éco-anxiété. Nous serions donc indissociables de notre environnement et de ceux qui nous entourent, comme s’il n’y avait plus aucune frontière entre les éléments et moi comme entre les individus entre eux. Il y a là une manière aussi de concevoir l’entreprise qui ne serait que le fruit de ses rapports dans un tel un contexte, et le résultat des interactions entre les personnes engagées dans l’action collective.
Et en disant cela, nous ne faisons rien d’autre que nous aligner avec les principaux courants des sciences humaines. Qui aujourd’hui parierait encore pour Descartes et contre Spinoza ? « Du côté de chez Spinoza : humilité qu'il y a à décider de s'extraire de sa petite personne en considérant d'emblée l'ensemble de la Nature qui nous inclut » (p. 20). Toujours préférable à la conception de Descartes qui consisterait à ne jamais pouvoir faire abstraction de soi.
Pour Lionel Naccache, un chercheur en neurosciences cognitives membre du comité national d’éthique, ces deux conceptions pour saisir notre relation au monde peuvent se dire autrement : continuité et discrétion. Par discrétion il entend « la propriété fondamentale des ensembles mathématiques ordonnés, qualifiés de discrets, par opposition aux ensembles ordonnés continus. » Un ensemble discret distingue les nombres 5 et 6, tandis qu’un ensemble ordonné continu identifie une infinité d’objets entre ces deux nombres. La formulation mathématique a le mérite ici de clarifier les positions philosophiques : dans un ensemble discret – cartésien – chaque élément est distinct des autres, dans ensemble continu – spinoziste – il est impossible de tracer une frontière entre les différents éléments.
Or, à la surprise générale, ce réputé professeur de médecine se déclare discret plutôt que continuiste, c’est-à-dire qu’il tend à conforter Descartes. Faire partie du monde, ce ne serait pas vraiment bénéficier « du rayonnement cosmique du bienheureux sentiment de continuité » (p. 58). Mais plutôt de saisir que rien n’arrive qui ne m’arrive. Autrement dit : partez en voyage d’affaires de l’autre côté de la planète, vous apercevrez que c’est avec vous-même que vous avez rendez-vous sur place, cette personne qui vous aura servi de compagnon tout au long du voyage, la même qui prendra bientôt le vol retour avec vous.
Naccache avance en fait plusieurs autres arguments à l’appui de sa thèse :
-d’abord le fait que l’expérience amoureuse est ce qui permet d’établir que, malgré le désir de continuité qu’il implique, ce sont toujours plusieurs individus singuliers engagés dans la relation qui savent combien est illusoire cette impossible fusion.
-de fait, c’est le second point, les neurosciences de la perception ont mis en évidence que la « structure intime de notre vie mentale » et le fonctionnement du cerveau sont « discrets et non continus » (p. 189). L’image bien connue qui apparaît ici, et que je vous suggère de fixer un instant, vous permet d’identifier, ou bien un lapin, ou bien un canard. Alternativement vous pourrez même apercevoir les deux, mais jamais vous ne pourrez contempler les deux en même temps. La continuité est apparente mais nous ne pouvons en fait avoir « qu'une seule et simple pensée d'une même chose en même temps » (p. 96).
-Naccache ajoute qu’il « ne se situe pas pour autant parmi les discrétistes radicaux. En bref les continuistes n’ont pas tout à fait tort, même si l’empathie altruiste est nécessairement discrète indique l’auteur car c’est à cette seule condition qu’elle peut être désintéressée et gratuite (p. 207). La thèse inverse donnerait raison à Jean-Marie Le Pen quand il déclarait ceci : « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines, mes voisines à des inconnus et des inconnus à mes ennemis. » Un « délire de continuité » (p. 275), indique l’auteur, qui se réduit en fait à « une empathie miroir égocentrique et souvent fantasmatique » (p. 273).
Au final, c’est l’idée que nous nous faisons de l’éthique en m
anagement qui s’en trouve bouleversée : car ce ne serait plus un rapport de continuité que nous avons avec autrui dans les organisations, mais un rapport de contiguïté (p. 280). L’organisation existe en effet, mais elle est faite d’individus. L’éthique de l’administration des affaires ne peut donc pas se limiter à la responsabilité sociale de l’entreprise mais s’étend au souci de soi, et suppose des managers qui ne soient pas de simples agents des règles communes.
Publié le jeudi 18 janvier 2024 . 4 min. 12
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