L’acte de démissionner d’une entreprise arrive rarement dans une carrière. Les conditions de préavis, la perte des droits sociaux afférente ou le risque de se retrouver sans rien sur le marché du travail empêchent en effet de nombreux dirigeants de quitter délibérément leur entreprise. D’ailleurs, comme l’indique le cabinet Exechange, qui s’est intéressé aux départs de dirigeants, une majorité sont des départs involontaires, avec pression exercée de la part du conseil d’administration. Ces départs disposent même aux Etats-Unis d’un baromètre, le « CEO push-out index » : plus l’index monte, plus cela signifie que les PDG ont démissionné sous la pression, comme Tim Sloan le patron de Wells Fargo ou Greg Clack le patron de Symantex dont l’index était particulièrement élevé.
Mais pourquoi celles et ceux qui quittent volontairement le pouvoir sont-ils si rares et si peu nombreux ? Eh bien parce que cela revient à faire un geste inouï, se délester de son propre pouvoir, comme une contradiction dans les termes. Or l’histoire, de Charles Quint à De Gaulle ou plus récemment Benoît XVI, en passant par le Richard II de Shakespeare, nous donne l’exemple de ces leaders ayant commis cet acte proprement paradoxal que l’on nomme historiquement, non pas la démission, ou le renoncement, mais l’abdication.
Le cardinal Robert Bellarmin, ce prête jésuite béatifié et mort en 1621, avait trouvé les mots justes pour décrire cette décision presque inconcevable : « Vivre dans le monde et mépriser les biens du monde dans le même temps est chose très difficile » expliquait-il, « voir les belles choses et ne pas les aimer, goûter des choses douces et ne pas éprouver du plaisir, (…), désirer les durs travaux, se tenir volontairement à la dernière place, céder aux autres les grades les plus éminents et finalement vivre dans la chair presque sans chair » (p. 81), voilà qui décrivait bien la contradiction interne du pénible, et rare, exercice de l’abdication.
On se souvient en 1993 d’Alain Juppé par exemple écrivant la Tentation de Venise avant d’être candidat perdant à la primaire de la droite et du centre quelques années plus tard. Quitter ses fonctions pour revenir à sa condition privée, voilà qui n’est jamais aussi délicat et difficile que pour celles et ceux qui ont, un temps, régné.
Or, Jacques Le Brun, un ancien enseignant de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes décédé l’an passé après avoir contracté la Covid19, est l’auteur d’un essai remarquable sur ce qu’il nommait non sans esprit de paradoxe, le « pouvoir d’abdiquer », et qui constituait pour lui l’impensé de la philosophie politique et des études en leadership. Comment justifier un tel acte ? Coup de fatigue ? Souci de soi ? Burn-out ? Ruse ultime en espérant être rappelé en sauveur ? « Nous sentons bien », expliquait l’auteur, qu’à « cet acte hors du commun », aussi hors du commun aujourd’hui qu’il l’était hier, « ne sauraient suffire les trop bourgeoises explications ».
Au fond, il y a dans l’abdication, quelque chose qui est de l’ordre du secret. Derrière le dirigeant il y a un homme, ou une femme. Ce secret n’appartient qu’à celui ou celle qui démissionne. Qui en a choisi les termes, le tempo, et la forme. Bref qui a cédé sur tout sauf sur sa souveraineté : car paradoxalement il faut beaucoup de force pour ne pas exercer le pouvoir.
A la fin des fins, reste la grandeur de ce geste d’abandon absolu qui demeure. Le leader abdicant est parti, mais la portée de son message n’a jamais été aussi forte, comme si l’exercice du vrai pouvoir incluait la possibilité de savoir le lâcher. Il faut donc quitter la scène, ou plutôt savoir en changer, comme l’expliquait Le Brun (p. 132) : « Aller de la gloire de l’imperium pour acquérir la gloire de l’empire sur soi. »
Publié le lundi 20 décembre 2021 . 3 min. 39
D'APRÈS LE LIVRE :
Le pouvoir d'abdiquer - Essai sur la déchéance volontaire
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