Les écoles professionnelles préparent comme chacun sait à l’intégration sur le marché du travail. Il s’agit d’y développer des connaissances multiples qui préparent les étudiants à faire montre de leurs qualités dans un champ donné. En revanche, on imagine mal que ces formations préparent aussi bien à la fin de carrière, au dernier récital, au pot de départ, qui est pourtant un moment important, déjà programmé, qui en quelque sorte éclaire d’une lumière, parfois inattendue, tout le parcours d’une vie professionnelle.
Or comment soigner sa sortie justement ? On aurait tort de ne pas s’inspirer des artistes et des écrivains qui ont beaucoup à nous apprendre. On se souvient du vingt-cinquième album de David Bowie, Blackstar, révélé au public deux jours avant sa mort. Il prenait alors par surprise tout son monde, et ses fans en particulier, avec ce dernier opus en forme d’un au revoir artistique. On se souvient peut-être moins de la Vie de Rancé, le dernier ouvrage de François-René de Chateaubriand, sorte de testament littéraire et de prélude au temps de la retraite. Ces deux exemples pour nous rappeler en fait qu’il ne faut pas seulement mériter son entrée mais aussi réussir sa sortie.
Bref que dire lorsqu’on a la vie « derrière soi » ? C’est la question que pose Antoine Compagnon, dans un livre qui regroupe ces dernières lectures, datées de 2020, lequel ne sera bientôt plus Professeur au Collège de France, atteint qu’il est par la limite d’âge. Or la cessation d’activité individuelle nous concerne tous en réalité : artistes, chercheurs mais aussi bien chefs d’entreprise ou salariés en quelque domaine que ce soit. Le jour venu il faudra renoncer, par force ou par nécessité, même si on peut supposer que la personne qui s’en va est paradoxalement celle qui a le plus d’expérience.
Mais alors quoi faire de cette expérience pour réussir sa sortie justement ? Compagnon évoque ici « The Last Lecture », le « dernier cours », en référence ici à la Cène, au dernier repas du Christ, réalisée à l’Université Carnegie Mellon en 2007, dans laquelle les conférenciers étaient invités à participer à prononcer leurs dernières paroles. En fait d’exprimer ce qui leur semblait important de dire, en imaginant qu’ils n’auraient jamais plus l’occasion de le faire. Une expérience de pensée, typiquement philosophique, que vous pouvez retrouver sur Youtube, dont l’un des passages a été vu plus de vingt millions de fois, celui du Professeur Randy Pausch qui apprenait juste avant d’intervenir qu’il était atteint d’un cancer du pancréas inguérissable. Vidéo devenue depuis « l’un best-seller du développement personnel traduit dans de nombreuses langues » (p. 319).
Dans les treize chapitres du livre, Compagnon nous fait découvrir différentes manières que les écrivains ont eu de pratiquer l’exercice:
- Il évoque d’abord le chant du Cygne, en rappelant les paroles de Socrate dans le Phédon quand celui-ci célèbre le chant des oiseaux comme un don et comme l’expression d’une joie, « car ils vont trouver le Dieu qu’ils servent » (p. 151).
- Compagnon affirme également que la vieillesse peut être le moment choisi pour innover. Il s’appuie notamment sur le sociologue Georg Simmel pour rappeler que (p. 109), « seuls les vieux font les vraies ruptures (..), abattent les conventions qu'ils ont patiemment construites. » Cet âge est celui où s’exprime le « style tardif », que l’on retrouve chez des nombreux artistes arrivés sur le tard, comme Louise Bourgeois, reconnue seulement après ses soixante ans de vie artistique. « Les artistes font des progrès.. sinon, à quoi ça sert de travailler? » arguait-elle (p. 96). Quant à Cézanne, un mois avant sa disparition, il confiait à Emile Bernard vouloir continuer à développer son œuvre mieux que par le passé », et qu’en attendant il « continuait ses études » (p. 90).
- Il invoque enfin la sublimité sénile, lorsqu’une œuvre finale transforme l’art d’une manière définitive et souvent inattendue, comme chez Goethe ou Rembrandt.
Or dans les affaires aussi il faut savoir gagner la sortie, parfois prendre la porte, et trouver les mots, l’ultima verba, pour le dire. Steve Jobs s’était bien essayé au chant du cygne, rappelez-vous les dernières paroles qui lui furent prêtées le 5 Octobre 2011 : « Si vous avez de l'argent, vous pouvez engager une personne pour conduire votre voiture, mais pas pour prendre votre maladie… Les choses matérielles perdues peuvent se retrouver. Mais il y a une chose que vous ne pouvez jamais retrouver lorsque vous la perdez : votre vie. » Ces dernières paroles, presque trop éclairées pour être vraies, ont fait le tour du monde. Avant l’on s’aperçoive, ironie du sort pour ce grand zélateur des nouvelles technologies, qu’il s’agissait d’un fake.
Publié le mercredi 29 juin 2022 . 4 min. 19
D'APRÈS LE LIVRE :
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