Quant une directrice des ventes dit à propos de l’un des commerciaux de son équipe qu’elle a « confiance en lui », doit-on entendre cette déclaration sur le plan moral ou sur le plan des compétences ? Est-ce que cette confiance concerne le fait qu’il ne vendra pas à perte, qu’il respectera les termes du contrat, qu’il ne mentira pas sur les qualités réelles du produit ? Ou est-ce à dire qu’elle a confiance en lui pour porter au plus haut les résultats de l’entreprise, en terme de volume de chiffre d’affaires généré par son activité marchande ? Peut-être cette « confiance » est-elle même un mélange des deux, foi en l’honnêteté de cette personne, et crédit apporté à son efficacité dans la réalisation de ses tâches.
Au fond, explique, Nassim Nicolas Taleb dans son nouvel essai Jouer sa peau – asymétries cachées dans la vie quotidienne, elle n’en sait rien elle-même tant il est délicat « dans le monde réel, (de) dissocier l’éthique de la connaissance. » C’est pourquoi, selon cet auteur inclassable né au Liban, de culture chrétienne grec orthodoxe, ancien trader à Wall Street devenu fortune faite essayiste à succès, le seul critère moral à prendre en compte est celui de savoir si ce commercial est en situation de devoir payer les effets, bons ou mauvais, de son action. Sous-entendu : si un manager ou un salarié ne souffre pas des conséquences de leurs actions alors vous pouvez compter sur le fait qu’ils se conduiront mal, en tout cas sans considérations éthiques de quelque sorte que se soit. C’est en vertu de cette situation que pour l’auteur on ne peut finalement jamais faire confiance à quelqu’un dont l’avenir dépend, non des risques qu’il encourt pour ses actions, mais seulement des « évaluations professionnelles » d’un supérieur hiérarchique. Pour Taleb au final, si la société progresse c’est grâce à ceux qui prennent des risques, rendent des comptes bref jouent leur peau.
Cette résolution pour le moins radicale des questions éthiques en situation professionnelle est le fait d’un auteur qui c’était fait remarquer avec son livre le Cygne noir en 2007, un an avant la crise financière, qui montrait que dans l’évolution des sociétés humaines c’était toujours des événements inattendus qui font l’Histoire -avec un grand H-. Bien vu, dans la mesure où éclatait quelques mois plus tard la crise financière que nous avons connu en 2008. Il s’est fait remarquer quelques années plus tard avec un second essai, Antifragile, qui mettait en évidence que les organisations les moins fragiles étaient les plus agiles, c’est-à-dire celles qui savent stratégiquement tirer des avantages de situations délicates. Mais ce libertarien auto-proclamé, lié donc à une philosophie politique opposée à l’accroissement du rôle de l’Etat, ne pouvait s’arrêter là et nous révèle avec ce nouvel opus le versant éthique de son projet.
Pour cela il s’en prend donc à ceux qui ne souffrent pas des décisions qu’ils prennent ou qu’ils font prendre aux autres. Il les nomme les « interventionistas ». Au rang desquelles nous trouvons aussi bien Bernard-Henry Lévy que Thomas Piketty ou Paul Krugman, ces fast thinkers qui ne payeraient jamais leurs erreurs d’analyse et leurs prises de position, qui ne seraient donc jamais « soumis au filtre et à la discipline de mettre leur peau en jeu », selon les termes de l’essayiste. Pour avancer cette thèse sans nuance, il s’appuie sur le premier code d’éthique connu, le Code d’Hammourabi, dont il note que les français ignorent en général que cette grande stèle grise et noire est exposée au Musée du Louvre, et qui établit que : « Si quelqu'un a accusé quelqu'un (d'autre) et lui a imputé un meurtre mais ne l'a pas confondu, son accusateur sera mis à mort. »
A ce livre qui se pique de philosophie, mais qui hélas cite Pascal à contre-emploi, qui se pique d’histoire aussi, en privilégiant « l’esprit de sacrifice » sur « l’esprit de jouissance », il faudrait toutefois répondre que l’esprit de géométrie ne l’emporte pas toujours sur l’esprit de finesse. En particulier dans les affaires de morale, dont traite ce livre, où la géométrie et la science statistique n’ont en réalité guère leur place.
Publié le jeudi 15 novembre 2018 . 3 min. 52
D'APRÈS LE LIVRE :
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