Média de proximité, mais aussi média du pouvoir par excellence, la télévision a exercé durant ces trois dernières décennies une domination incontestable sur tous les autres supports médiatiques. Mais si elle a opéré sans discontinuer une influence considérable sur la société en général, et sur les modes de vie occidentaux en particulier, c’était à la manière décrite par le philosophe italien Umberto Eco lorsqu’il précisait que « la télévision abrutit les gens cultivés et cultive les gens qui mènent une vie abrutissante », pour signifier qu’au fond son influence n’a jamais épargné personne.. pas même les intellectuels.
Et pourtant des voix s’élèvent aujourd’hui pour dire que le paysage audiovisuel a changé et pour annoncer sa disparition prochaine, tout se passant comme si les téléspectateurs n’avaient plus le moindre temps de cerveau humain disponible pour un support passé de mode. Elle est en effet concurrencée sur sa droite par les plateformes de vidéos à la demande par abonnement type Netflix ou Amazon Prime, et sur sa gauche par les médias sociaux, interactifs, en mesure de donner la parole à l’audience. On qualifie d’ailleurs la télévision aujourd’hui de délinéarisée, mais on pourrait dire aussi bien déroutée, décontenancée, en quelque sorte déprogrammée.
Un petit livre paru aux Editions La Découverte intitulé Nouvelle économie de l’audiovisuel, procède à l’analyse stratégique des mutations actuelles d’un secteur qui représente tout de même « un quart de l’activité éveillée des Français », soit « deux fois le temps consacré au travail » (p. 17). Paru dans la collection Repères et conçu par Alain Le Diberder, un ancien dirigeant de Canal+ et d’Arte, l’étude de 128 pages met en évidence au moins trois mutations qui étonnent :
- Premier point : non la télévision n’est pas morte. Certes la catch-up tv et l’utilisation des plateformes représenteront bientôt la moitié de l’audience, mais cela veut aussi dire que la télévision en direct continue d’être largement majoritaire. Au fond, comme le note l’auteur, les « grands événements » de notre vie sociale, tels « les soirées électorales, les couronnements, les retours triomphants d’équipes victorieuses, ne sont « grands » que parce qu’ils passent sur une chaîne en clair » (p. 52).
- Deuxième point : oui en effet, la sphère télévisuelle est en mutation profonde du fait de l’apparition des plateformes. Ce géant sociologique qu’était la télévision est aussi en train de devenir un colosse économique. La célèbre société présidée par Reed Hasting est désormais le plus gros producteur à Hollywood, on estime le nombre d’abonnés à plus de six millions rien qu’en France et la valorisation de cette société, indique Le Diberder, est six fois supérieure à ce que représente l’ensemble des chaînes de télévision commerciale européennes. Mais il faut dire dans le même temps qu’il s’agit aussi d’un colosse au pied d’argile, car cette progression s’accompagne d’une augmentation phénoménale de son budget marketing pour maintenir le stock d’abonnés, tandis dans le même temps apparaissent des concurrents comme Disney+ qui disposent d’ores et déjà d’un catalogue de films important.
- Troisième point, sans doute le plus étonnant : on apprend p.118 que les principaux géants du numérique dont Netflix, aussi bien que les grands acteurs traditionnels comme Warner sont en fait détenus par des fonds de pension, tels Blackrock, Vanguard, State Street ou Fidelity. C’est moins entre les mains des entrepreneurs de la Silicon Valley que se trouve le futur du secteur indique l’auteur, que dans celles des conseils d’administration pré-cités.
De fait, ce mode de production « d’une esthétique moyenne, d’audaces moyennes, d’intelligence moyenne et de bêtises moyennes » qu’est la télévision, pour reprendre ici la remarque d’Edgar Morin, n’a pas fini de nous surprendre. Mais il faut noter que les évolutions du paysage audiovisuel mondial pose également des questions de souveraineté nationale en matière de création d’œuvre audiovisuelle : les acteurs traditionnels seront-ils toujours en mesure de financer des projets ambitieux mettant en valeur le patrimoine culturel européen ? Côté français, l’initiative récente du lancement de Salto par France télévisions, TF1 et M6 est-il à la hauteur des enjeux ? Les plateformes américaines qui parlent toutes les langues n’ont avec les Etats, selon la belle expression du livre, « qu’un rapport de politesse » (p. 117). Au point que ces fonds de pension sont en passe de réaliser ce que Le Plan Marshall au sortir de la guerre avait voulu éviter : « un espace audiovisuel mondial américanisé du haut en bas de la filière, d’Hollywood à nos salons » ? (p. 121)
A quand, donc, le réveil de la finance européenne pour soutenir enfin un domaine créatif où se ne sont pas les talents qui manquent, mais plutôt les moyens matériels de faire de l’ombre à l’écrasante domination capitalistique de l’Oncle Sam ?
Réf.
Le Diberder, A. (2019). La nouvelle économie de l’audiovisuel, La Découverte, Collection Repères, Paris.
Publié le jeudi 15 avril 2021 . 4 min. 34
D'APRÈS LE LIVRE :
La nouvelle économie de l’audiovisuel
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