La révolte agricole gronde dans toute l'Europe. À l'origine de cette colère, la prise de conscience des agriculteurs d'être devenus la principale variable d'ajustement de Bruxelles. Variable d'ajustement de la transition énergétique. Réduction de l'utilisation des pesticides, des engrais, l'Europe veut être une puissance vertueuse. Face au reste du monde qui ne s'impose pas les mêmes règles et à qui les vannes des importations sont grandes ouvertes, la concurrence est déloyale et la décroissance devient une fatalité. C'est le principal grief venant du monde paysan d'Europe de l'Ouest. Mais aussi variable d'ajustement dans le conflit russo-ukrainien, ce qui fait monter la grogne à l'Est cette fois-ci. En soutien à l'économie ukrainienne, les droits de douane et les quotas de ce géant agricole ont été minorés, voire supprimés, au prix d'une déstabilisation de la filière européenne de la volaille, de celle des œufs et des betteraviers. Mais c'est la perspective d'une intégration à l'UE de ce colosse agricole qui alimente les craintes. Et pour cause, la surface agricole utile du pays, dont dépendent en partie les aides de la PAC, était avant le conflit supérieure à celle de l'Allemagne et de la Pologne réunies.
La chute du nombre d’exploitations : les implications
Tous ces facteurs ne sont pas étrangers à l'exaspération des agriculteurs français, mais les racines du ras-le-bol sont plus profondes. La démographie agricole est une clé de lecture pour comprendre comment le malaise s'est installé et s'est répandu. Les chiffres sont brutaux : le nombre d'exploitations, le nombre d'exploitants et salariés agricoles ont été divisés par environ 4 en 50 ans avec cette double implication :
1. L'effondrement du nombre de Français ayant une compréhension du monde agricole. Conséquence, deux mondes s'affrontent dans les campagnes entre d'un côté les autochtones et de l'autre les néoruraux. Pour les premiers, elle est une zone de production ; pour les seconds, un lieu d'habitation à protéger de toutes nuisances : meuglement des vaches, bruits des tracteurs, en passant par l'utilisation de produits phytosanitaires dans les champs, jusqu'au chant du coq. Les tensions et les conflits se multiplient. La lutte pour l'accès à l'eau, les violentes manifestations anti-bassines en témoignent, mettant une ligne de plus à une liste déjà longue.
2. Seconde implication, le délitement de l'influence politique des exploitants agricoles. Leur voix porte moins, leurs intérêts sont moins défendus : localement avec le déclin des maires agriculteurs en activité ou retraités ; nationalement avec à peine plus de 10 députés sur les 577 composant l'Assemblée nationale. Conjuguée à la pression mise par les mouvements écologistes, aux enjeux électoraux, on comprend mieux pourquoi les agriculteurs français subissent plus qu'ailleurs les conséquences d'une inflation législative et réglementaire qui vient de la transposition, avec une ardeur militante, des exigences bruxelloises. La concurrence est donc doublement faussée à la fois vis-à-vis des pays extérieurs à l'UE mais aussi vis-à-vis des pays membres.
Des revenus sous tensions
Pour les agriculteurs, un enchaînement infernal s'est alors mis en place, il se joue en trois actes :
1. Le premier, une hausse des coûts supérieure à la concurrence. C'est d'autant plus malvenu que la France souffre déjà d'un déficit de compétitivité lié à un coût du travail élevé et que certains partenaires ont usé et abusé du dumping fiscal et social pour s'imposer. À cela s'ajoute l'encouragement par les pouvoirs publics du bio plus cher à produire.
2. Deuxième acte, ce faisant, le cœur de gamme a été oublié et l'agriculture française a perdu des parts de marché à l'extérieur comme sur son marché domestique. En 20 ans, les principales productions de fruits ont été divisées par deux, les légumes sont sur la même pente glissante comme l'élevage.
3. L'impossibilité de valoriser leur offre au juste prix. Industriels, restaurateurs, grande distribution mettent la pression car les consommateurs refusent de payer plus cher leur alimentation.
L'épilogue, ce sont des revenus sous tensions. Alors certes le niveau de vie médian des ménages agricoles est d'environ 21 000 euros annuels, soit un niveau proche de la moyenne nationale. Mais le diable se cache dans les détails, la décomposition du revenu d'un ménage agricole montre que les revenus issus de l'exploitation agricole stricto sensu n'y participent qu'à hauteur de 34%, soit à peine 600 euros mensuels. Sans le salaire du conjoint, les revenus issus du patrimoine familial, c'est la banqueroute. On comprend mieux leur désarroi et cette rancœur du monde paysan d'avoir été longtemps un élément central de la puissance du pays pour devenir un fardeau dont il faudrait se délester.
Publié le mardi 30 janvier 2024 . 4 min. 52
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