Pendant que l’attention se focalise sur les problèmes de protectionnisme commercial un autre conflit est apparu en mars 2018 sur un domaine autrement plus important : comment taxer les multinationales du numérique ? Dans un rapport remis le 16 mars dernier, l’OCDE n’a pu que constater l’absence de consensus en la matière. Avec le risque plus général de remettre en cause la dynamique de progrès de ces dernières années contre les pratiques d’optimisation fiscale agressive des multinationales.
Les tensions en cours découlent en partie de la réforme fiscale votée par les Etats-Unis en décembre dernier. L’attention s’est focalisée sur les cadeaux fiscaux faits aux riches et sur la baisse du taux d’imposition des entreprises ramené de 35 à 21 %.
Mais le fisc américain n’est pas idiot : afin de ne pas trop perdre de recettes fiscales, en même temps qu’il diminuait le taux d’imposition des profits, il a pris des mesures pour élargir la base imposable.
La première mesure prend acte du fait que les firmes délocalisent artificiellement leurs profits. Pour toutes celles dont le chiffre d’affaire est supérieur à 500 millions de dollars, le fisc taxera d’office la moitié des services échangés avec les filiales situées à l’étranger, à 5 % en 2018, 10 % jusqu’en 2025 et 12,5 % après !
La loi créé également une nouvelle catégorie de revenus, les Global Intangible Low Taxed Incomes (GILTI, qui sonne comme le mot « guilty » qui signifie coupable !) : ce sont les revenus de la propriété intellectuelle sous-taxés car dissimulés dans les paradis fiscaux. Si les montants accumulés à l’étranger montrent un taux de rendement des investissements « excessifs » (en gros supérieur à 10 %), le fisc imposera un taux d’impôt minimum de 13,125 %. Pour Apple, dont la Commission européenne dit qu’elle a pu être imposée à 0,05 % en Irlande, la firme devra payer la différence entre ce taux et les 13,125 %. L’utilisation des paradis fiscaux devient d’un seul coup bien moins attrayante. Les Etats-Unis ont établi rien de moins qu’un taux minimum d’imposition des profits à l’étranger de leurs multinationales.
Enfin, troisième mesure importante, le fisc américain propose un taux d’imposition sur les bénéfices réduit pour entreprises qui localisent leurs droits de la propriété intellectuelle (brevets, marques, logiciels, etc.) aux Etats-Unis pour les vendre à l’étranger.
Le pays a ainsi sérieusement changé les règles du jeu fiscal de ses multinationales. Du coup, alors que les Etats-Unis bloquaient jusqu’ici toute avancée à l’OCDE sur la remise en cause des pratiques de manipulation des prix de transfert, maintenant qu’ils s’attaquent au problème chez eux, ils étaient prêts à avancer au niveau de l’OCDE. Mais l’Europe ne suit pas. Pourquoi ?
La position américaine consiste à réclamer deux choses : une réflexion générale sur les pratiques de toutes les entreprises et une imposition fondée sur le montant de la consommation dans les différents pays. En clair, taxer les entreprises non pas sur leurs profits – manipulés – mais sur leurs ventes revient à privilégier une imposition dans les pays de grosse consommation (la Chine par exemple) plutôt que dans le pays d’origine des gros pays exportateurs : les gigantesques surplus commerciaux de l’Allemagne ferment la porte à tout consensus allant dans ce sens en Europe.
De plus, une réflexion générale va prendre, au moins, deux ans. Or, la Commission veut avancer vite spécifiquement sur la taxation des entreprises du numérique. Car la réforme américaine peut attirer la base taxable aux Etats-Unis. De plus, la pression de la société civile est forte et il faut une solution avant les élections européennes du printemps 2019.
C’est pourquoi la Commission a proposé le 21 mars dernier un principe de taxation des services numériques à partir de la définition, innovante, d’une nouvelle base fiscale. Il s’agit d’une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires de services numériques lorsqu’ils permettant de réaliser des profits grâce à l’exploitation d’informations fournies par les utilisateurs, que l’entreprise soit dans un pays européen ou pas. Plus d’une centaine d’entreprises, réalisant plus de 750 millions de chiffre d’affaires mondial et plus de 50 millions en Europe (pour éviter de toucher les start up) seraient impliquées, pas que des Américaines, par cet impôt susceptible de rapporter un peu moins de 5 milliards d’euros, pas un énorme montant à l’échelle de l’Union.
Les Etats-Unis ont d’ores et déjà dénoncé la décision européenne, qui arrive à un moment de tensions commerciales, au motif que l’utilisation du numérique concernant toutes les entreprises, le secteur n’a pas à être taxé de manière spécifique. Une guerre fiscale a-t-elle commencé ? Personne ne le souhaite. Mais l’inquiétude est là, pour preuve, le G7 a établi un groupe de travail sur la question.
Il n’aura peut-être pas besoin de beaucoup se réunir : l’Irlande, le Luxembourg, Chypre, et quelques autres sont a priori réticents sur l’avancée européenne, un sujet qui réclame l’unanimité… Les mois prochains diront si les Européens arrivent à se mettre d’accord sur le dossier ou pas. Si ce n’est pas le cas, ils auront tout perdu : pas d’avancée en Europe, pas d’avancée à l’OCDE et une base fiscale qui part vers les Etats-Unis.
Publié le mardi 12 juin 2018 . 5 min. 47
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