Il y a des révolutions cachées. Cachées par la statistique, par l’inertie des courbes, qui reflètent la stabilité des organisations aussi bien que l’inertie des conventions et des questions posées par le statisticien. L’effet lampadaire en quelque sorte, qui nous amène à regarder là où la lumière est dirigée, même si ce n'est pas au bon endroit.
Partout, pourtant, le numérique conduit les entreprises à repenser leurs process. Partout, on pressent le bouleversement des métiers qui est à l’œuvre. En matière de travail, l’idée en vogue est que nous nous acheminons vers un monde où la collaboration avec l’entreprise s’apparente de plus en plus à une relation client-fournisseur généralisée, flexible et de moins en moins soumise à un lien de subordination. Avec la plateforme comme représentation emblématique de cette transmutation, la plateforme qui picore les compétences existantes, à la tâche, sur un mode ultra-flexible. Avec à la clé, une vision fantasmée, naïvement positivée, où chacun deviendrait "entrepreneur nomade", ou "entrepreneur de sa propre vie". Les médias, les prospectivistes en font largement écho. Bien difficile d’objectiver les choses cependant.
Dans les statistiques, l'emploi salarié reste toujours aussi dominant
Car une fois passé le discours, nous sommes confrontés à la figure toujours aussi dominante et incontournable du salarié. Aussi bien en France qu’aux États-Unis, d’ailleurs. Même en légère érosion, la part des salariés représente toujours près de 90 % de l’emploi total. Et quelle que soit la précarisation des contrats, l’ancienneté dans l’emploi auprès d’un même employeur n’indique pas d’accélération globale du turnover en France ou ailleurs. Cette durée était de plus de 11 ans en moyenne en France en 2016, contre 10 ans au début des années 90. Sur longue période, la proportion de personnes travaillant plus de 10 ans auprès du même employeur a donc eu plutôt tendance à augmenter, en France comme aux États-Unis.
En fait, ces chiffres soulignent que les discours à la mode réduisent souvent la complexité des choses. Si les formes et les solutions de collaboration avec une entreprise tendent à se diversifier de plus en plus, si le numérique ouvre les options, les entreprises abordent aussi de plus en plus l’emploi comme un investissement. Tout un pan de l’emploi axé sur les fonctions stratégiques de R&D, de design, d’ingénierie, de finance, vente, marketing, etc., constitue un noyau dur acyclique.
Et les groupes tendent eux-mêmes à recentrer l’emploi qu’ils conservent dans les économies développées sur ce type d’emplois. L’économie de l’immatériel est de plus en plus une économie à couts fixes. Et la statistique en porte la marque. Les entreprises font plutôt de la rétention sur ces types d’emplois. La demande s’oriente également de plus en plus vers des services porteurs d’emploi stable, en matière de santé, de dépendance ou d’éducation. Là aussi, on est dans une logique d’investissement, d’investissement social plus précisément.
Mais dans certains secteurs, le numérique pousse les nouvelles formes d'emploi
Alors, d’où vient ce sentiment que les choses bougent et que l’on entre dans l’aire du "tout prestataire" ? De trois raisons principales :
1/ Les entreprises externalisent de plus en plus la composante variable de leurs coûts. L’ajustement de leur activité ne passe pas nécessairement par une décision d’embauche.
2/ Le numérique ouvre de plus en plus la possibilité de combler les besoins à bon compte. Comme pour le consommateur, dans le domaine de l’administratif ou de la gestion, il existe des solutions en accès libre ou à très faible prix, qui permettent aux entreprises de résoudre au moins transitoirement des problèmes sans se lancer dans des décisions d’embauche, ou dans la recherche de prestataires coûteux. Le numérique accroît en outre la polyvalence du personnel en place.
3/ Le menu des solutions s’est ouvert considérablement au cours des dernières années : portage salarial, intérim, CDD d’usage, travail détaché, freelance. Chacune de ces formes d’emploi demeure marginale. Mais mises bout à bout, elles répondent à la plupart des besoins d’ajustement à court terme dans les secteurs les plus cycliques. Et d’ailleurs, la plupart de ces solutions revêtent les habits du salariat.
Alors, si la montée du travail indépendant peut sembler encore anecdotique au plan macro-économique, elle ne l’est pas lorsque l’on se focalise sur certains secteurs : services aux entreprises, transport, entreposage, notamment. Précisément les secteurs périphériques sur lesquels les entreprises reportent leurs besoins variables.
Bref, l’apparente stabilité du salariat ne dit pas tout. Il est prématuré d’annoncer sa mort, mais on commence à déceler des évolutions qui, demain, pourraient faire tendance.
Publié le mardi 16 janvier 2018 . 5 min. 25
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