Face à la montée des extrêmes, à la radicalisation des opinions, se dresse le parti de la raison, l’ensemble des mouvances politiques qui revendiquent leur subordination aux lois de l’économie et de la gestion érigées en science ; une rigueur qui se pose en antidote aux dérives démagogiques et populistes. Mais lorsque le rejet des partis dits modérés s’étend, ne faut-il pas aussi s’interroger sur l’acceptabilité politique du discours de la raison, voire la violence symbolique ou réelle qu’il véhicule ?
Maximiser la valeur actionnariale
Car au fond, que cautionnons-nous lorsque nous plaçons la pérennité, la stabilité, l’optimisation et la reproduction du système au cœur de notre démarche? C’est le non-dit des corpus de connaissance autorisés, qui se veulent a-dogmatiques, purement instrumentaux, considérant les institutions, les rapports de force qui traversent la société comme extérieurs à leur champ. Les sciences économiques ou de gestion, dans leur version orthodoxe, se rejoignent sur un point : la maximisation du profit ou de la valeur actionnariale qui gouverne les choix d’investissement dans un cadre concurrentiel n’ont d’autre vocation que d’instaurer une juste rémunération de tous les facteurs et d’accroître l’efficacité d’ensemble du système productif pour majorer le gâteau à partager au bénéfice de tous. Et là où le marché est défaillant, l’État supplée, par une intervention correctrice sociale ou environnementale notamment. Mais derrière ce propos raisonnable, comment se résolvent concrètement les rapports de force qui se nouent entre les différentes parties prenantes, et notamment entre détenteurs du capital et du travail ?
Le pouvoir des fonds d'investissement
Au sommet de la chaîne de commandement économique, ce sont aujourd’hui les fonds de gestion d’actifs ultra-concentrés, les grands fonds d’investissement, les banques d’affaires qui règnent en maître sur les choix d’investissement, la performance exigée du capital, la configuration de nos usages et l’avenir de la planète. Des fonds qui négligent le bien commun, pour être avant tout les chantres de la market value et engranger des plus-values immédiates. Avec pour mission prioritaire d’enrichir les détenteurs de gros patrimoines financiers, autrement dit une infime portion de la société. Sous leur égide, l’entreprise est instrumentée, abordée comme un portefeuille d’actifs, que l’on vend à la découpe. Sous leur égide, et au profit de la rente, le contrôle se concentre, produisant des mastodontes au pouvoir de marché et d’acquisition exorbitant ; sous leur égide, les entreprises cibles deviennent des terrains de jeu pour faire du levier, surchargeant leur bilan de dette au bénéfice des détenteurs de fonds propres ; sous leur égide, le rachat d’action est encouragé pour doper les cours, au détriment de la croissance organique. Sous leur égide, les talents se picorent, faisant quelques heureux gagnants à la loterie du capital investissement.
Acheter et revendre des parts d’entreprises, comme on vend et revend des appartements, c’est devenu le cœur de métier de cette finance patrimoniale qui oublie au passage que derrière l’immatérialité des transactions financières, il y a des organisations humaines, des traumas à chaque changement de contrôle, une pression sur la performance, tout cela au bénéfice d’un tout petit nombre et au détriment d’un développement harmonieux et soutenable des entreprises, des territoires et des hommes. Et c’est le grand non-dit des sciences de gestion de fournir une caution à ce jeu à la violence larvée. Sacrant un déséquilibre de plus en plus poussé dans le rapport de force entre le capital et le travail, et surtout entre le capital financier et le capital réel.
Le rôle des professions managériales et de conseil
Au service de ce projet, il y a ensuite toutes les professions managériales et de conseil, qui disposent d’un pouvoir de prescription sur l’entreprise, moulés aux mêmes corpus de connaissance raisonnable dans des filières d’élite. Ces sous-officiers de la financiarisation forment un club policé, une bureaucratie d’entreprise, reliée par des connivences de réseau, qui s’étoffe toujours plus, s’enfle de métiers à l’utilité sociale contestable, se pervertissant en bullshit jobs. Là règne la solidarité de corps, une grande mansuétude à l’égard de sa propre performance peu objectivable ; et la mise sous pression et sous surveillance des autres métiers subordonnés, d’autant plus violente qu’elle s’opère dans la méconnaissance intime de ces métiers.
Le rôle des États et banques centrales
Au service de ce projet, il y a enfin les États et banques centrales qui deviennent les serviteurs dociles de ce grand jeu de levier. Se détournant de leur mission première (régalienne, sociale, infrastructurelle) pour protéger la rente, renflouer le système à chaque crise, éradiquer le risque en organisant des transferts toujours plus pléthoriques sur les agents privés, délestant les détenteurs du capital de leur responsabilité en matière de valorisation du travail. Tout cela adossé à une dette surdimensionnée que seule l’action arbitraire des banques centrales rend soutenable.
Et puis il y a les autres… salariés peu ou moyennement qualifiés, les invisibles ou les métiers de moins en moins valorisés aux fonctions sociales vitales, les TPE-PME, les entrepreneurs, etc. Cette multitude qui se laisse de plus en plus tenter par les discours de la rupture. Les dérives oligarchiques du capitalisme n’ont rien de nouveau. Avec pour premier effet de miner la démocratie. Lutter contre les extrêmes, c’est d’abord cela. Prendre conscience de la violence du logiciel de ceux qui prétendent jouer au centre du jeu et dont la raison flirte aussi avec la déraison.
Publié le mardi 2 juillet 2024 . 6 min. 14
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