Le numérique ne cesse de nous égarer dans sa propre mythologie. De l’explosion digitale nous attendons un surcroît de productivité, notamment à travers la prise en charge des taches intellectuelles de plus en plus élaborées. Et nous attendons aussi une extension du domaine de la consommation, vers sa dimension la plus virtuelle. La consommation avait déjà connu sa mue immatérielle à travers la montée des services. Mais ces services qu’ils soient le loisir, de soin, d’éducation, de transport, demandent un fort engagement des individus et le plus souvent une forte interaction humaine entre le prestataire et le client, qui limite leur potentiel d’extension et leurs gains de productivité. Avec le digital, cette contrainte est allégée, le capitalisme semblant s’offrir un nouvel espace de croissance infinie. 1/ La prise en charge par des algorithmes et plus encore l’intelligence artificielle permet d’envisager une « automatisation » des services ; 2/ L’interaction humaine n’est plus nécessaire, ou peut être distendue. Enfin, face à une offre à coûts fixes, et donc à coût marginal zéro s’ouvre un nouveau territoire infini de monétisation des désirs humains toujours plus évanescents. Le capitalisme aurait-il vaincu sa malédiction ? Face à un monde matériel, dont le potentiel de développement dans les économies avancées est doublement limité par la satiété des individus, des taux d’équipement plafonnent et par la finitude des ressources naturelles, le digital semble à première vue déplacer toutes ces limites et conjurer le pessimisme sur la croissance. La survalorisation des entreprises numériques est à la hauteur de ce mythe. Et le Metavers a entretenu un temps cette illusion d’un nouvel espace de jeu illimité pour le capitalisme, par immersion dans des mondes parallèles, où les transactions peuvent sans cesse se régénérer via la démultiplication des avatars.
Tout cela n’est pourtant qu’illusion. Car l’espace digital lui aussi est bien fini et contraint. Il est limité par le temps que les individus peuvent y consacrer. Et quels que soient les outils dont se dotent les humains, leurs capacités d’ubiquité demeurent limitées. Le temps n’est pas extensible et démultipliable à l’infini. Et cette denrée rare, laisse même augurer une guerre des temps et une concurrence de plus en plus mortifère pour le secteur. Pour le comprendre revenons sur la précédente révolution industrielle, celle de l’équipement domestique ou productif.
Décomposons le temps humain éveillé en quatre grands espaces : 1/ Le temps de production 2/ Le temps d’autoproduction domestique (ménage, cuisine, soins, éducation etc.) 3/ Le temps de transaction (prospection, achat, accès) 4/ Le temps de loisir. La révolution de l’équipement d’après-guerre a permis de libérer du temps de production, du temps d’autoproduction domestique, du temps de transaction, à travers des outils de communication et de mobilité plus rapides. Et ce temps libéré est réinjecté dans la sphère de la production, notamment via la féminisation de l’emploi et dans la sphère des loisirs, alimentant la demande de services et accélérant la tertiarisation de l’économie. Se dessine ainsi un cercle vertueux de la croissance.
Comment la transformation digitale affecte-t-elle maintenant la répartition des temps. Premier constat, sur leur face gratuite, en en abonnement à très faible prix, les modèles biface captent toujours plus de temps et d’attention humaine, en même temps qu’ils traquent nos données personnelles : temps consacré aux réseaux sociaux, à la coproduction de contenu, à l’écoute de musique en streaming, au visionnage de films et de séries, au jeu etc. Ces pratiques sont chronophages et ce temps est incompressible. Il entre en rivalité avec les autres temps sociaux. Ce qui au demeurant n’est pas le cas dans la sphère des biens : qu’il y ait surconsommation ou non, que l’on possède une ou 10 voitures, une ou 20 paires de chaussures, ne signifie pas que leur usage sera accru, au détriment d’autres fonctions économiques.
Les usages digitaux, eux, vampirisent les autres usages. Elle n’est certes pas totalement exclusive, pouvant se superposer aux autres temps sociaux. Celui du travail, de la sphère familiale, de l’éducation, notamment, mais il en résulte un temps dégradé, fragilisant la concentration et la disponibilité des individus. Ce temps, capté par le digital, n’est donc pas extensible à l’infini, au risque de miner la face payante de son modèle d’affaires, qui dépend de façon vitale de la pub et des commissions que finance l’économie des biens et des services traditionnels. Et après une phase de croissance extensive, arrive un temps, où les grandes plateformes ne peuvent se développer qu’en s’évinçant les unes les autres. Et nous nous rapprochons de ce point.
Certes le digital est aussi une révolution des process. Elle est donc susceptible de libérer du temps de production et de transaction notamment. C’est tout l’enjeu de Chatgpt notamment qui ouvre la perspective de mobiliser et de structurer mieux que le cerveau humain l’information prolifique disséminée dans le cyber espace. Mais aussi extraordinaire soient ces avancées, elles donnent souvent le sentiment de gérer la complexité et le risque d’engorgement que génère le développement exponentiel de la sphère numérique en elle-même, différant le moment où le secteur atteint son point d’embolie. Comme si le secteur dédiait toute son énergie à assurer sa propre soutenabilité et sécurité, sur un mode autocentré, indépendamment des externalités produites sur le reste de l’économie.
Et c’est bien parce que le temps est le facteur rare et limitant, que contrairement à la précédente révolution industrielle qui promettait de libérer du temps, celle-ci nous entraîne dans une densification toujours plus folle des temps.
Publié le lundi 03 avril 2023 . 6 min. 27
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