Le numérique serait-il devenu l’ennemi de la productivité ? Nous ne sommes plus aujourd’hui à l’âge archaïque du numérique, il y a 35 ans, où, quand Robert Solow notait l’absence de trace sur la productivité de la prolifération des ordinateurs, on lui rétorquait qu’il fallait laisser du temps au temps. Maintenant que ce sont les puissances de calcul, de stockage et de transfert de données, la technologie fait système, permettant d’en dévoiler les potentialités. L’ordinateur et nos téléphones sont bien plus que des outils de bureautique. Ils sont les terminaux qui nous permettent d’avoir accès à une prolifération de solutions et à partir desquels se réinvente toute la sphère des services. La révolution des process, via les algorithmes, se double d’une révolution des produits. Tout semble réuni pour qu’enfin la productivité en porte la trace.
Une productivité exsangue
Souvenons-nous des travaux de l’université d’Oxford datant de 2013, portant sur l’économie américaine et de leur réplique à d’autres pays par la suite, qui prévoyaient une automatisation massive des métiers de qualification faible ou moyenne, 40% à 50%, voire 54% des emplois en Europe, étant hautement menacés. Souvenons-nous de l’emballement sur le Big data, l’IA, les machines et véhicules autonomes qui nous promettaient la prise en charge de fonctions complexes, étendant la menace de substitution de l’homme par la machine aux métiers qualifiés… Sans parler de l’impression 3D qui nous faisait entrevoir une digitalisation de la matière et plus seulement de l’information, pour déboucher sur un totalitarisme numérique où l’homme serait réduit à l’état de rentier d’un capitalisme à coût marginal zéro, pour reprendre la prophétie de Rifkin de 2014.
Le temps a passé, bientôt dix ans, et que voyons-nous ? Un contenu en emploi de nos croissances molles qui n’a cessé de croître dans le monde développé, avec pour contrepartie tautologique, une productivité exsangue. La cassure est nette aux États-Unis depuis 2009, notamment en termes de productivité horaire, après une décennie 1995-2005 qui semblait enfin démentir le paradoxe de Solow. Tandis que l’Europe, région utilisatrice, demeure toujours à la traine. Comme si l’avènement des GAFAM produisait une externalité négative sur la productivité, loin des promesses d’une automatisation de tout.
La bureaucratie d’entreprise enfle
Comment expliquer un tel décalage avec les attentes ? Premièrement, parce que le modèle de financement des GAFAM s’appuie d’abord sur leur face B2B. Leur modèle d’affaires consiste à siphonner la valeur des autres entreprises, en contrepartie notamment de prestations publicitaires, marketing et de solutions diverses dont beaucoup prennent en charge les nouvelles astreintes induites par le déploiement même des technologies numériques : maintenance, programmation, cybersécurité, etc. Le génie des GAFAM est d’abord marketing, bombardant les secteurs utilisateurs de mythes successifs, à l’appui d’un prosélytisme digital addictif, promettant le paradis aux entreprises qui se convertissent et l’enfer aux mécréantes :
- Les entreprises se doivent être multimodales ou mourir, démultipliant aux côtés des réseaux de distribution ou d’accès physiques diverses techniques de vente et de marketing en ligne.
- Les entreprises se doivent d’être étendues, horizontales, mobilisant toutes les ressources au-delà de leurs frontières physiques, avec toutes les conséquences en matière de télétravail, de freelance, de coworking, etc., les amenant à investir toujours plus dans les réseaux et leur maintenance, sans renoncer à leur dimension physique…
Bref, les GAFAM, et tout l’écosystème qui s’y greffe, vendent d’abord du process, toujours plus de process, plus qu’un produit final comptabilisé dans le PIB. Et au bout du compte, le métabolisme productif se complexifie, agrégeant de nouveaux métiers, qui viennent enfler la « bureaucratie d’entreprise », pour reprendre le terme de l’anthropologue David Graeber.
Ces travailleurs de l’ombre à très faible productivité
Deuxièmement, le numérique surestime l’omnipotence des algorithmes, passant sous silence tous les angles morts qui dans son propre fonctionnement mobilisent massivement l’intervention humaine. Sa quête d’accès à tout, quasi instantané, produit une débauche de coûts de transaction pour gérer le dernier kilomètre, pris en charge par les entreprises, là où dans le commerce physique il était géré par le consommateur, démultipliant les jobs dégradés, rémunérés à la tâche, dédiés à la livraison, à la manutention et plus généralement à la logistique. À quoi il faut ajouter la prolifération des emplois « ubérisés » attachés à des plateformes, dans le transport, le tourisme, la comptabilité, le nettoyage des données ou encore les mineurs de cryptomonnaies, petites mains invisibles du bon fonctionnement du système, là encore rémunérés à la tâche. Tous ces travailleurs de l’ombre à très faibles productivités et rémunérations, subordonnés aux algorithmes, enflent les cohortes d’un nouveau servage, alimentant le discours en vogue sur la féodalité numérique.
In fine, bien souvent, l’industrie numérique dans son rêve de décentralisation extrême vend de l’inefficacité bon marché aux entreprises, démultipliant leurs coûts de transaction et d’information, avec un effet négatif peu perceptible sur la rentabilité, mais beaucoup plus profond sur la productivité.
Publié le mercredi 2 novembre 2022 . 5 min. 45
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