En 1966, un sociologue promis à un brillant avenir n’hésita pas à dire à propos du petit écran « il s’agit d’endormir les gens à bon marché en leur donnant des rêves sans danger. Pas du tout des rêves fous, des rêves anarchiques, mais des rêves circonscris avec des images bien fabriquées définissant elles-mêmes les limites de la folie ». Ce sociologue, c’est Pierre Bourdieu qui passe alors pour la première fois à la télévision.
Près de 60 ans plus tard, l’anarchisme paraît toujours inavouable tant il fait dresser les cheveux sur de trop nombreuses têtes. On le cache alors même qu’on lui vole l’essentiel. Sa grande force est aussi sa grande faiblesse : même ceux qui ne s’en revendiquent pas expriment très souvent le besoin de puiser dans ses idées et surtout de se définir par rapport à lui.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’anarchisme ne se limite pas à l’idée communément admise de désordre et de chaos. Il renvoie davantage à « l’incapacité de l’ordre politique à se fonder lui-même », c’est-à dire à ce que les Grecs appelaient l’an-arkhe, littéralement le « sans principe » constitutif de tout pouvoir politique. Ce n’est qu’au XIXème siècle que le mouvement anarchiste conféra un sens positif à l’absence de nécessité de tout gouvernement des individus par d’autres individus. L’anarchisme joue d’une proximité étymologique entre domination et danger. Plus qu’une remise en cause de l’Etat, l’anarchisme est d’abord un combat contre les mécanismes de domination, qui dépassent bien évidemment la sphère étatique. Il s’agit de se déprendre de toute forme d’emprise contraignant un individu ou un groupe à la subordination continue. Sachant que cette subordination trouve son origine dans le préjugé gouvernemental, l’Etat n’étant de fait que le prétexte du gouvernement. Mot tabou chez nombre de penseurs et de philosophes, il semblerait que la question de l’absence de gouvernement se déploie aujourd’hui à la conjonction de plusieurs phénomènes. Tel est l’objet de l’ouvrage magistral de Catherine Malabou qui propose un nouveau regard, libéré des toises et des tendances hégémoniques, sur la coexistence aujourd’hui d‘un anarchisme de fait et d’un anarchisme d’éveil. Anarchisme de fait si l’on pense par exemple au développement des cryptomonnaies, sorte de technologie financière qui ne reconnaît ni banque, ni Etat. A mesure que l’Etat-Providence ne cesse de s’effondrer dans les démocraties économiquement privilégiées, l’Etat semble de plus en plus incapable de répondre aux défis de la pauvreté, de la crise économique ou des migrations, l’horizontalité semble est en crise.
L’horizontalité est aujourd’hui en crise. Partout le monde social est condamné à une « horizontalité d’abandon » comme elle le dit très justement. A cela s’ajoute un anarchisme d’éveil qui se manifeste par une prise de conscience planétaire marquée par l’initiative collective et l’expérimentation cohérentes de politiques alternatives se déroulant à l’écart des partis et des syndicats. Que l’on pense aux gilets jaunes, à la création des ZAD, à Nuits debout ou encore aux « communaux collaboratifs » dont parle Jeremy Rifkin. La coexistence de ces phénomènes conduit à penser que cet anarchisme de fait est devenu, qu’on le veuille ou non, une dimension du réel. Et ceci d’autant plus que l’architecture horizontale et libertaire du net tend à produire une sorte d’anarchisme tout autant libertaire que libertarien » pour reprendre les termes d’Alain Damasio. Nous sommes donc en train de vivre le tournant anarchiste du capitalisme, un anarchisme polymorphe dont il est difficile de dire ce qu’il est alors qu’il se montre et se manifeste ici et ailleurs. C’est lorsqu’il n’y a plus rien à attendre d’en haut que la philosophie doit intervenir pour nous montrer des chemins vers d’autres façons de partager, d’agir et de penser.
Publié le mardi 12 avril 2022 . 4 min. 34
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