On ne peut comprendre le monde de la consommation sans prendre en considération celui de la production et du travail. Notre éthique de la consommation est intimement liée à une éthique du travail. Comme l’a montré l’économiste américaine Juliet Schor, une société qui consomme trop est aussi une société dans laquelle on travaille trop. C’est une société dans laquelle on ne respecte pas plus la valeur des biens que celle du travail. Malgré les gains de productivité, la rareté du temps, le stress que génèrent le travail et le sentiment d’insécurité demeurent les caractéristiques essentielles de l’expérience de vie de millions d’individus. La société de surconsommation s’appuie sur une spirale du travail et de la dépense. Elle n’est pas uniquement aiguillonnée par la croissance. Elle l’est aussi par le travail dans la mesure où elle subordonne chacun à un temps économique.
Ce faisant, elle nous incite à considérer le temps libre comme un obstacle à la prospérité humaine, et non plus comme une modalité d’épanouissement. C’est d’ailleurs l’un des grands paradoxes de la société de l’hypertravail: la productivité a permis l’accroissement du temps des loisirs que nous avons pourtant tendance à considérer comme une perte de temps.
En d’autres termes, l’addiction à la consommation est fortement liée à l’addiction au travail. Nous disposons de beaucoup plus de temps que nos aïeux, mais nous disposons paradoxalement de moins de temps de loisirs et souffrons davantage du stress au travail. Juliet Schor montre par exemple que si les Américains s’étaient contentés du niveau de vie qui était le leur en 1948, Ils pourraient chacun prendre une année sabbatique sur deux tout en restant payé au même salaire.
La société de surconsommation met en évidence la rareté du temps et une vision économique du temps (le fameux « time is money » ou plus exactement « time is consumption »…). Le fait pour certains de travailler 60 ou 65 heures par semaine limite d’autant le temps consacré à d’autres activités et formes de sociabilité. La convivialité est d’ailleurs devenue une marchandise comme les autres, ainsi que l’ont compris les marques Nespresso ou Ricard (dont la signature est « créateur de convivialité »).
L’hypertravail contribue à éliminer le temps nécessaire pour faire les choses pour soi. En d’autres termes, nous travaillons pour acheter des biens et services que nous ne prenons plus le temps de faire nous-mêmes et que nous finissons même par ne plus savoir faire. Il nous fait rentrer dans un cercle vicieux qui nous pousse à acheter et consommer des biens compensatoires qui nous font oublier que nous ne faisons plus rien de nous-mêmes, pour nous-mêmes. Société de consommateurs. Le travail devenant un labeur sans fin, nous usons consommons tout, ne laissant plus d’œuvres derrière nous. En d’autres termes nous nous consommons nous -même, irrémédiablement. Si bien que la marque de notre travail tend disparaître, ne laissant derrière soi aucun résultat qui ne puisse être aussitôt consommé. Ce faisant nous manquons une fonction essentielle du travail qui est de transformer la souffrance en autre chose afin de pouvoir nous dépasser.
Référence :
Juliet Schor, The overworked America. The Unexpected Decline of Leisure, Basic Books, 1993.
Publié le mercredi 27 octobre 2021 . 3 min. 28
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