La « crise » nous dit Didier Fassin, professeur au Collège de France est toujours une construction sociale avec deux composantes indispensables, l’une objective, et l’autre subjective, je cite : « Il ne suffit pas qu’un problème se pose à la société, encore faut-il qu’il soit appréhendé comme tel ». Le « qui » ici est fondamental car selon son statut et sa force d’entraînement, la crise peut être méthodiquement traité ou ignoré.
Ainsi, dans une crise, dit-il, il peut y avoir une disjonction entre la composante objective, le phénomène objectif et la composante subjective c’est-à-dire son expression subjective.
Concernant la « crise du management », il existe bien un phénomène objectif concernant les difficultés que traversent les organisations quant à leur management. Les enquêtes des chercheurs ainsi que les statistiques sur les maux du travail en attestent. Cependant, a-t-on une expression subjective partagée ?
Il me semble que ce n’est pas le cas car les différentes parties prenantes aux problèmes n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes perspectives et par voie de conséquence, il est difficile qu’elles aient une subjectivité partagée pour transformer la réalité objective en partant des causes profondes et non simplement des conséquences ou des symptômes.
En effet, il y a un désaccord fondamental entre les parties prenantes à l’action collective (actionnaires, dirigeants, salariés, syndicats…) qui ne permet pas de saisir les difficultés en profondeurs notamment le fait que le maximum d’efficacité implique toujours le minimum de liberté et donc de capacité à se reconnaître dans ce qu’on fait, source de santé et de performance soutenable : « d’une créature humaine nous dit John Ruskin vous pouvez faire un outil ou un homme ; vous ne pouvez pas avoir les deux en même temps ». Vérité implacable !
Du moment où les différentes parties prenantes ne sont pas alignées sur un tel constat et ses conséquences mais aussi sur le fait qu’il peut y avoir une voie de passage entre le « matérialisme des barbares » et le « spiritualisme des salons » pour reprendre l’expression de Mounier, elles ne se donnent pas collectivement les moyens de saisir le problème à la racine et mettre en œuvre une manière nouvelle de penser et de faire les choses.
Quelles sont concrètement les conséquences d’une telle dissonance épistémique entre les parties prenantes ?
Sans subjectivité partagée, un phénomène de « crise » devient un simple appel à l’action sans la réflexion et les actions nécessaires pour saisir les causes profondes en acceptant un certain prix à payer pour transformer le réel. Cela donne par exemple le greenwashing au sujet du changement climatique et le managementwashing voire le travailwashing , parler du travail sans en tirer les véritables conséquences, concernant le management.
Dans les organisations, le résultat est une augmentation des modes managériales et autres dispositifs sans nécessairement un impact réel sur la cause des effets : programmes de développement du leadership des managers et des dirigeants, plans de formation sur les soft skills, utilisation de l’IA pour créer expériences collaborateurs, etc…
D’ailleurs, les dispositions superficielles mises en œuvre peuvent aggraver la « crise du management » : radicalisation de l’approche par les compétences avec une couche supplémentaires portant sur les compétences comportementales (les fameuses soft skills) en oubliant que la faculté n’est pas le jugement ; aggravation des maux du travail en traitant de plus en plus les individus (disciplinaire, coaching…) sans traiter les situations de travail, etc…
On peut donc dire que la dite « crise du management » cache au moins une crise des perceptions sur le travail et le management. Le langage encore une fois, par le truchement du mot « crise » voile des réalités multiformes qui ne sont pas neutres dans la capacité à déployer un raisonnement partagé pour agir de manière soutenable, dans le temps et dans l’espace.
C’est pourquoi, sans ajustement des perspectives entre l’ensemble des parties prenantes à l’action collective, nous continuerons le transformisme actuel nourri par l’illusion dialectique au sens kantien dont parlait Jacques Bouveresse : « irrésistible dans ses motivations et condamnée à l'échec par la nature de ses prétentions ».
Publié le mercredi 2 octobre 2024 . 4 min. 55
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