Combien vaut un bien ou un service ? Pour un économiste, la réponse est simple : ce que vous êtes prêt à payer, bien sûr. Si, au coin de votre rue, le kilo de pommes de terre est vendu 2 euros, c’est qu’il y a des acheteurs pour qui il vaut 2 euros.
La question se complique quand il s’agit d’un service gratuit, comme un réseau social. Sauf si vous faites partie de l’infime minorité qui a choisi récemment l’offre payante sans publicité de Facebook ou d’Instagram, vous accédez à ces services gratuitement. Il en va de même pour les services d’e-mail (gmail, outlook), les moteurs de recherche (google, bing), ou les cartes en ligne (google maps, apple plans). Tous ces services sont gratuits, mais évidemment, ils ont de la valeur pour vous. Cette valeur, c’est ce que les économistes appellent le « surplus du consommateur », la différence entre ce que le consommateur est prêt à payer et le prix de marché (qui, dans le cas d’un service gratuit, est de zéro).
La méthode la plus simple pour estimer le surplus consommateur, c’est donc de demander aux utilisateurs combien ils seraient prêts à payer pour en disposer s’il cessait d’être gratuit. Variante : on peut leur demander, au contraire, combien il faudrait les payer pour qu’ils acceptent de s’en passer pendant un certain temps.
Depuis le début des années 2010, de nombreuses études ont utilisé cette méthode. Leur conclusion est que les réseaux sociaux – et d’ailleurs les services internet en général – sont une véritable bénédiction pour les consommateurs. Une étude conduite en 2013 dans six pays européens concluait que les internautes étaient prêts à payer environ 38 euros par mois pour un ensemble de services internet gratuits. Multipliez ce genre de chiffre par l’ensemble de la population, et l’addition monte vite : en 2012, Eric Brynjolfsson et ses collègues du MIT estimaient ainsi que les services Internet gratuits créaient, aux Etats-Unis, un surplus consommateur supérieur à 100 milliards de dollars.
Le message que ces études nous soufflent est donc clair : le chiffre d’affaires de Google ou Meta, qui provient des annonceurs, sous-estimerait considérablement la valeur économique qu’ils génèrent, et dont, dans leur grande générosité, ils font bénéficier gracieusement les consommateurs.
Si vous trouvez ce message quelque peu « orienté », vous n’êtes pas seul. Car les services internet, et notamment les réseaux sociaux, ont aussi des effets négatifs. En 2020, une étude de Hunt Allcott, de NYU, et de ses co-auteurs, a fait grand bruit. Les chercheurs ont payé un échantillon d’Américains une centaine de dollars chacun pour qu’ils se déconnectent pendant 4 semaines. En comparant ces déconnectés volontaires à un groupe de contrôle, les chercheurs ont constaté que cette déconnexion les conduisait à passer moins de temps en ligne et plus avec leur famille et leurs amis. Les individus déconnectés se déclaraient plus heureux que les autres. Bref, cette « détox » de Facebook leur avait fait du bien.
Pourtant, quand on leur redemandait, à l’issue de cette expérience, combien il faudrait les payer pour se déconnecter, leur prix ne chutait que de 14% environ. Autrement dit, après avoir constaté que Facebook ne les rend pas plus heureux – au contraire –, ils sont quand même très loin d’être prêts à s’en passer. C’est la définition d’une addiction ! Dans une étude de 2022, intitulée, justement, « addiction digitale », Allcott et ses collègues approfondissent le sujet et estiment que 31% de l’usage des médias sociaux s’explique par des problèmes de maîtrise de soi.
On peut pousser le raisonnement encore plus loin : c’est ce qu’ont fait Leonardo Bursztyn, de l’université de Chicago, et ses co-auteurs de Berkeley, Bocconi et Cologne, dans une étude de 2023. Les chercheurs ont demandé à 1000 étudiants combien il faudrait les payer pour se déconnecter pendant un mois de TikTok et d’Instagram. Réponse : une cinquantaine de dollars. Mais, ensuite, ils leur ont demandé comment leur réponse changerait si tous les étudiants de l’université se déconnectaient aussi. Et là, la réponse s’inverse : 64% des utilisateurs de TikTok seraient prêts à payer, 67 dollars par mois en moyenne, pour que ce service disparaisse du campus. D’ailleurs, si on leur demande directement « préfèreriez-vous que TikTok et Instagram n’existent pas ? », la plupart répondent par l’affirmative.
En d’autres termes, le surplus consommateur est considérable… mais seulement parce que les autres utilisent le réseau ! Chacun préfèrerait s’en passer, à condition que les autres se déconnectent aussi.
Le problème est particulièrement frappant pour les réseaux sociaux, mais les auteurs le retrouvent dans d’autres domaines. C’est le cas des produits de luxe, dont une grande partie de la valeur consiste à se distinguer de ceux qui n’en possèdent pas. De manière étonnante, 44% des possesseurs de produits de luxe déclarent qu’ils préfèreraient que ces marques n’existent pas. Le chiffre monte à 69% pour ceux qui n’en sont pas possesseurs. Autre exemple : 91% des possesseurs d’iPhone préfèreraient qu’Apple ne lance un nouvel iPhone que tous les deux ans, et non tous les ans.
Les auteurs parlent de « piège de marché » : chacun utilise un service ou un produit, mais tous préfèreraient que ce service n’existe pas. On voit que la mesure du surplus consommateurs est finalement beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraît : nous pouvons être prêts à payer pour des choses qui nous rendent malheureux.
Publié le lundi 25 mars 2024 . 5 min. 48
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