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Au début de la crise sanitaire et du premier confinement, la stupeur face à l’inconnu a produit une fièvre spéculative sur le «  d’après », comme un fantasme de navigateurs inquiets avant d’affronter la grande traversée. Une autre rive, sorte d’eldorado imaginaire, chargé de promesses écologiques, sociales et de rédemption financière, portant en creux les regrets et les velléités du monde d’avant. Ce n’est certainement pas dans ce miroir aux alouettes qu’il faut chercher les enseignements de la crise. En revanche, cette dernière met à l’épreuve comme jamais nos conventions et nos croyances les mieux ancrées. Au plan économique, l’incroyable torsion à laquelle est soumise l’économie mondiale constitue un véritable stress test intellectuel et qui agit sur notre représentation du monde. Sans prétendre avoir le recul nécessaire, voici à l’état d’ébauche cinq changements de regard et d’analyse auxquels nous invite la crise.


Le niveau des dépenses publiques, une question bien trop réductrice


En replaçant les États au cœur du jeu, la crise nous a dévoilé à quel point la question du plus ou du moins de dépenses publiques, qui tient le devant de la scène depuis des années, était réductrice et escamotait la question de l’efficacité de l’État en tant qu’acteur productif. La taille du budget ne nous dit pas grand-chose finalement sur la réactivité et la qualité des prestations publiques, en matière de santé, d’éducation, d’impulsion de la R&D, de capacité à coordonner les acteurs économiques. Et les États européens, à force de se concevoir en agence de moyens, en grands guichets qui lèvent des fonds et les réallouent, de décliner chaque problème en enveloppe financière — pour le digital, pour le climat, etc. — ont perdu de vue leur cœur de métier. Face aux défis organisationnels et productifs que soulevait la crise Covid, ils se sont révélés dans certains domaines bien moins réactifs, directifs et entreprenants que les pays anglo-saxons réputés anti-État. Les mêmes d’ailleurs qui avaient rechigné à mobiliser l’arme des nationalisations lors de la crise des subprimes.


La fin des croyances autour de l’endettement public


Deuxième piste de déconstruction : la crise dynamite tous nos repères en matière de niveau soutenable et de bon ou mauvais endettement. Premier crédo : la dette publique ne doit pas croître plus vite que le PIB, au risque de pénaliser la croissance. Second crédo : la bonne dette est celle qui va à l’investissement et ne s’égare pas dans le passif social… Double croyance qui avait conduit le rapport Pébereau à sonner l’alarme en France dès 2005, quand la dette française avoisinait 65% du PIB. Loin de nos représentations, le monde est embarqué depuis plus de 30 ans dans une folle dynamique contre-intuitive où le toujours plus de dettes est corrélé avec un toujours moins du côté des taux d’intérêt, et un toujours plus du côté de l’épargne que les faibles taux ne découragent pas. Le sens de la causalité demeure débattu. Sans ancrage monétaire, sans mécanisme d’équilibrage de l’épargne et de l’investissement, l’économie mondiale est devenue un bateau ivre où les forces de rappel et les règles de stabilité que nous suggèrent les modèles d’équilibre général ne sont plus opérantes. Un monde de fou où les États les plus libéraux versent des chèques aux ménages à la place des entreprises pour sauver le capital d’une faillite massive. Comment classer cela ? Dette sociale ou investissement déguisé ? Mauvaise ou bonne dette ? Là encore, nos critères simples ne sont plus opérants.


La finance immunisée face au risque


Troisième déconstruction : L’instabilité financière, talon d’Achille de nos économies hyper financiarisées. C’était le crédo de beaucoup d’observateurs avant crise qui guettaient le Big one fatal. Or, que nous révèle la crise ? Tout le contraire ! L’incroyable immunité de la finance face aux risques. Une finance qui traverse la crise sans douleur, des gestionnaires d’actifs toujours plus abreuvés en liquidité et qui peuvent surenchérir sur les prix des actifs financiers, artistiques ou sur les cryptomonnaies, quel que soit l’état de l’économie réelle. Et in fine, le monde est malade du trop de stabilité financière plutôt que l’inverse.

L’indépendance des banques centrales, une notion bien vague


Encore deux exemples pour finir : la sacrosainte indépendance des banques centrales comme garante de la crédibilité du système monétaire et financier. Indépendantes de qui et de quoi au fait, quand ces banques n’ont d’autres choix que d’acheter sans limites des titres publics pour sauver l’édifice financier ? Ce qui les expose du même coup au risque souverain, liant leur sort à ces derniers. Ce qui leur confère aussi le pouvoir demain de mettre la pression sur tel ou tel État pour qu’il assainisse ses comptes. Disons que la notion d’indépendance entre État et banques centrales est devenue bien formelle.


L’État est bel et bien un acteur clé du plein emploi


Et pour finir, que dire de l’idée d’un plein emploi de la main-d’œuvre comme seule résultante du jeu de la libre concurrence sur les marchés, théologie qui guide les politiques publiques depuis des décennies ? À ceux qui l’auraient oublié, l’État est bien un acteur clé de réalisation du plein emploi. Les enseignements de Keynes ont la vie dure, et même dans les économies les plus concurrentielles, le plein emploi se bâtit collectivement à base d’artifices fiscaux et règlementaires. Et cela n’a pas attendu la crise.


Et au bout du compte, c’est moins le monde qui a changé, que notre regard sur le monde et son lot de fausses certitudes qui perdurent tant que rien ne les met à l’épreuve.


Publié le mercredi 14 avril 2021 . 6 min. 12

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