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Le capitalisme est hanté depuis ses origines par l’idée de son effondrement. Cette peur est d’abord d’ordre moral. Sa démesure, l’hubris humaine dont il témoigne est source d’ivresse autant que de peur. Le système s’étend, plus il grossit, plus il se complexifie, échappant à la compréhension et à la capacité de pilotage, plus il suscite une inquiétude sourde et une peur d’effondrement. Et la succession rapprochée de crises majeures depuis 2008 a donné de la matière aux collapsologues :


• avec des failles financières qui se résolvent dans une fuite en avant dans la liquidité et la dette ;
• une rébellion des classes moyennes contre l’iniquité du système qui fragilisent la démocratie libérale ;
• une crise sanitaire mondiale, qui a révélé nos vulnérabilités stratégiques ;
• une crise énergétique et alimentaire induite par la guerre en Ukraine, source d’inflation ;
• et des dérèglements climatiques maintenant bien tangibles, qui virent en catastrophes sporadiques dans les différents coins de la planète.


Ces convulsions rapprochées sont-elles purement accidentelles, volant en escadrille, ou traduisent-elles un dérèglement plus profond du système ?


Des causes structurelles derrière la stagflation


Chercher une cause unique à ces spasmes serait vain. Mais au moins pouvons-nous tenter de distinguer ce qui est symptôme et ce qui est cause structurelle dans cette succession d’accidents. Comme nous avons pu le faire lors des chocs pétroliers qui au-delà du symptôme de la stagflation renvoyaient :


• à une crise profonde du système, combinant un affaiblissement du leadership américain à la suite de la guerre du Vietnam ;
• à la désintégration du rôle pivot du dollar dans la stabilité monétaire internationale avec la chute de Breton Woods ;
• à l’épuisement du modèle de consommation d’après-guerre, rattrapé par la saturation des besoins ;
• à la crise du modèle congloméral et tous les dérèglements induits en matière de concurrence, d’efficacité, de flexibilité, d’innovation, etc.


Le capitalisme ne s’est alors régénéré qu’au prix d’un puissant mouvement de restructuration industrielle, d’un électrochoc concurrentiel mortel pour nombre d’entreprises et d’emplois, par l’élargissement des marchés et un approfondissement de la division internationale du travail à échelle mondiale, etc.


Or, à bien des égards, la période actuelle comporte tous ces éléments, transformant le capitalisme occidental en colosse aux pieds d’argile :


• Le leadership américain, pivot jusqu’ici de la stabilité occidentale, est de plus en plus débordé par la montée en puissance économique, militaire, culturelle, scientifique des géants de la zone indopacifique. L’ancrage au dollar résiste, les États-Unis ayant su conserver leur ascendant financier, mais il parait en sursis.
• La course à la concentration est repartie de plus belle, encouragée par les grands fonds de gestion et d’investissement : le recentrage sur le cœur de métier qui avait permis dans un premier temps la fragmentation des conglomérats de l’après-guerre, et ré-instillé de la concurrence, s’est perverti, devenant un nouveau levier d’hyper-concentration : une concentration, qui depuis les premiers économistes classiques, jusqu’à Schumpeter, en passant bien sûr par Marx, a toujours fait figure d’ennemi mortel du système. Avec pour corollaire des rendements décroissants, un affaiblissement de l’innovation, une polarisation des rentes et de la richesse pénalisant la consommation, etc. Or, faisant échos à ce pessimisme théorique, partout la productivité marque le pas. Les inégalités de richesses sont à leur zénith ; et l’inflation est repartie, avec des géants de la cote, aux résultats financiers record, qui sont au cœur d’une boucle prix-profit inédite. Une dérive qui interroge sur le pouvoir de marché exorbitant des mastodontes du capitalisme contemporain 


Un modèle de production et de consommation en panne


Du point de vue technologique, l’explosion digitale, aussi fascinante soit-elle, peine à se convertir en grand bond en avant en matière d’efficacité productive et de consommation. Si le numérique est bien invasif du point de vue des process, s’il favorise certaines formes de flexibilité et de nomadisme côté travail, il ne se concrétise pas en économies de moyens pour les entreprises, mais plutôt en astreintes nouvelles. Quant aux usages digitaux, toujours plus chronophages, ils doivent composer avec un temps de cerveau fini et d’autres usages avec lesquels ils entrent en rivalité et qui limitent de plus en plus leurs possibilités d’expansion. Il est certes prématuré de parler d’épuisement de notre modèle de consommation. Sur ce dernier pèse néanmoins l’épée de Damoclès de la sobriété contrainte tant que l’efficacité énergétique ne répondra que partiellement au défi climatique.


Alors certes, le capitalisme sait s’aménager du temps en exploitant de nouveaux champs de gratuité du point de vue des ressources. Ce fut le pétrole bon marché avant 1973 ; c’est aujourd’hui l’exploitation des données personnelles, ou c’était aussi jusqu’il y a peu l’argent gratuit. Sauf que ces artifices ne durent qu’un temps. Lorsqu’ils disparaissent, le système ne peut plus jouer la montre, et ses faiblesses jaillissent en plein jour.


Alors certes aussi le capitalisme a toujours démontré sa capacité à surpasser ses contradictions et à les récupérer pour les transformer en atouts. À cela près que ces périodes de reconfiguration n’ont rien de lisse et qu’elles sont parsemées de convulsions sociales et militaires. À cela près enfin, que le système aujourd’hui est loin encore de disposer des innovations qui lui permettraient d’échapper à la sobriété.


Publié le jeudi 04 mai 2023 . 6 min. 05

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