A la suite des confinements, un débat s’est instauré entre experts en ressources humaines à propos des effets du télétravail sur les entreprises. Un point en particulier a fait débat : celui de la créativité des salariés. La plupart des études signalaient une chute de la créativité collective, à côté d’une hausse de la productivité personnelle. Mais des spécialistes rétorquaient que ces enquêtes n’étaient que des sondages auprès des directeurs du marketing ou des salariés eux-mêmes, donc seulement le reflet de leurs opinions.
Une publication dans la revue Nature, en 2022, a clos le débat. Des chercheurs de Columbia et de Stanford se sont appuyés sur l’étude en situation, dans cinq pays, de 1500 personnes réparties par paires, qui toutes étaient censées proposer des produits innovants pour leur société. Certaines tenaient leurs réunions en face à face, d'autres se parlaient par écrans interposés. Résultat : les réunions en présentiel ont produit 15% d'idées en plus que les interactions virtuelles.
Comment expliquer cet écart ? On sait que les gens sont plus créatifs quand ils sont moins concentrés. Or les appels vidéo concentrent l'attention sur un espace restreint, l'écran, et notamment sur sa propre image – qu’on regarde d’ailleurs deux fois plus que celle de ses interlocuteurs. Il n’y a pas non plus d'échange de regards, parce que pour donner l'impression à son interlocuteur qu’on le regarde dans les yeux, il faudrait fixer la caméra, ce qui empêche d'observer la réaction de l’autre, en même temps, sur l'écran. Il est aussi plus difficile de percevoir le langage corporel de ses vis-à-vis : on ne voit que leurs têtes, pas leurs postures. Et comme chacun coupe son micro quand il n'a pas la parole pour éviter les bruits parasites, on détecte encore moins de signaux informels. Sans parler de ce léger décalage de quelques centièmes de seconde, qui empêche par exemple de couper celui qui parle pour rebondir sur ce qu’il dit. C’est ce qu’on appelle "la désynchronie".
Bref, la fluidité et le rythme de l’échange sont affectés, il devient moins naturel. Ce n’est pas propice aux idées impromptues. Enfin, comme l’a montré l’étude des échanges numériques de 60 000 salariés de Microsoft, en visio les salariés communiquent davantage avec les gens qu’ils connaissent déjà, et le temps passé à discuter avec des personnes extérieures à leur groupe de travail baisse de 25%.
La visio inhibe aussi la production d'idées créatives parce que le regard ne prend plus en compte l'environnement, utile pour divertir l’esprit. Steve Jobs, le créateur d’Apple, disait : “La créativité, c’est simplement de savoir associer des choses”. Des choses, c’est-à-dire des objets ou des idées. Or, on vient de le voir, l’écran réduit le champ cognitif, on ne prend plus en compte les éléments de notre environnement et on peut beaucoup moins interagir sur les idées.
Voilà pour le problème des visioconférences moins créatives que les brainstormings classiques. Le second défaut du télétravail est l’absence de « water cooler conversations » - littéralement les « échanges près de la fontaine à eau » (les Français parleraient plutôt de « discussions autour de la machine à café »). Or c’est au cours de ces échanges informels – à la cafeteria, mais aussi dans les couloirs quand on se rend physiquement à une réunion, ou dans le hall, dans les bureaux – que naissent les idées par serendipité. La sérendipité, c’est le processus de création de valeur dû au hasard, et donc ici, grâce à cet échange avec d’autres qui casse le travail en silos.
Une bonne nouvelle : seule la créativité collective est inhibée par le télétravail. Les autres compétences ne sont pas affectées. S’il s’agit de faire le tri entre les idées, ou un point d’avancement des actions en cours, les interactions virtuelles font tout à fait l’affaire.
Publié le lundi 28 octobre 2024 . 4 min. 07
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