A priori, toute stratégie a pour objectif le succès : construire un avantage concurrentiel décisif, durable et défendable, qui se mesure par une rentabilité significativement supérieure à celle des concurrents, voire par la mise en place d’une forme de concurrence déloyale dont vous serez le bénéficiaire. En théorie, on ne peut qu’envier ceux qui atteignent le succès stratégique.
En réalité, ce n’est pas aussi simple, et le succès semble inéluctablement mener à l’échec.
Regardez par exemple Nokia, dont la capitalisation boursière en 2000, à 198 milliards d’euros, était la première d’Europe, et qui a été racheté par Microsoft en 2013 pour 40 fois moins. Regardez Blackberry, l’inventeur du smartphone professionnel, dont le prix de l’action a été divisé par plus de 20 en 5 ans. Regardez Kodak, l’inventeur de l’appareil photo numérique, qui a pourtant été incapable de lui survivre. Tous ces exemples semblent montrer que le succès attire l’abime. C’est ce qu’on appelle en stratégie le paradoxe d’Icare, suite aux travaux du chercheur canadien Danny Miller et en référence au célèbre mythe d’Icare, mort d’avoir réussi à voler.
En fait, le phénomène est assez redoutable : lorsque vous avez du succès, lorsque vous avez trouvé une stratégie gagnante, vous avez tendance à la répéter, à vous spécialiser sur ce qui marche. Tous les signaux sont au vert, l’environnement vous confirme que vous avez raison de faire ce que vous faites, et vous vous spécialisez encore. C’est là que les ennuis commencent.
Le management de l’innovation nous apprend en effet que le pire ennemi de l’innovation, c’est la spécialisation. L’innovation nait de l’ouverture, elle se développe à la marge, dans les interstices, elle ne découle certainement pas, ni de l’excellence opérationnelle, ni de la spécialisation. Or, quel est le principal moteur de la spécialisation ? Le succès. En effet, on se spécialise rarement dans l’échec. En revanche, lorsque vous avez trouvé une recette qui marche, vous la répétez, vous la répétez, jusqu’à en devenir le grand spécialiste. Peu à peu, vous abandonnez toutes les ressources et les compétences qui ne sont pas au service de cette stratégie gagnante, car vous les considérez comme un gâchis inutile. Non seulement vous savez très bien faire ce qui marche, mais bientôt vous ne savez plus faire que cela. Vous creusez un sillon, jusqu’au jour où, du fait d’une innovation, l’environnement change. Vous devenez alors le grand spécialiste de ce qui ne marche plus, et le sillon que vous avez creusé devient une ornière et bientôt votre tombe.
En fait, le succès assèche : il assèche votre portefeuille de ressources et de compétences, il assèche votre vision de l’environnement, il assèche votre créativité, jusqu’à ce que vous deveniez votre propre caricature et qu’il soit trop tard.
Comment éviter ce syndrome du succès ? En laissant, même dans les stratégies les plus abouties, même dans les réussites les plus éclatantes, une part à l’imprévu, à l’émergent, à l’imparfait, à la dissidence, à l’éventualité d’un échec. Mais c’est d’autant plus difficile lorsque vous êtes convaincu que vous avez la meilleure stratégie, et qu’il suffit de la parfaire plutôt que d’en changer.
Publié le jeudi 18 janvier 2024 . 3 min. 21
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