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À lire des ouvrages de stratégie ou à écouter des discours de dirigeants, vous avez peut-être parfois l’impression que le stratège est une sorte de joueur d’échecs, une intelligence surplombante, un être omniscient capable d’anticiper plusieurs coups à l’avance quelles seront les décisions de ses adversaires. Le talent du stratège relèverait d’une forme de prédisposition intellectuelle à concevoir méthodiquement les meilleures décisions, qu’il ne resterait plus qu’à appliquer consciencieusement pour assurer le succès. Comme aurait dit le Général de Gaulle, « l’intendance suivra. »

Stratégies émergentes

Bien entendu, cette vision est une pure fiction. Dans la réalité, le comportement du stratège n’est pas celui d’un joueur d’échec : il se rapproche plutôt de celui d’un jardinier. Plutôt que de déplacer méticuleusement les pièces sur un échiquier, il s’agit en fait de préparer le terrain, puis de planter les graines que l’on souhaiterait voir pousser, et d’arroser. Au bout d’un certain temps, quelque chose va apparaître. Si c’est bien ce qui était prévu, tant mieux. Mais la plupart du temps, il apparaît aussi des éléments inattendus, ce que le chercheur canadien Henry Mintzberg appelle des stratégies émergentes. Face à ces accidents, le stratège doit alors s’interroger : faut-il sortir le sécateur, et éliminer sans tarder ces déviances qui contredisent le plan officiel, ou au contraire mettre un tuteur, de l’engrais et irriguer ? Après tout, les stratégies émergentes poussent sur le terreau de l’entreprise, elles mobilisent ses ressources et ses compétences, et elles peuvent répondre de manière tout aussi pertinente aux attentes de ses marchés, puisqu’elles en sont généralement les plus proches. Leur seul tort est de ne pas être adoubées par la stratégie établie, dont elles menacent le bel ordonnancement.

Jardin à la française ou jardin à l’anglaise ?

L’histoire des technologies fourmille ainsi d’exemples d’innovations imprévues qu’un stratège méticuleux aurait impitoyablement éliminées, du four à micro-ondes au walkman, en passant par le Viagra, les rayons X, la pénicilline ou le stéthoscope. Sans les stratégies émergentes, Intel n’aurait pas basculé de la production de mémoires d’ordinateurs à celle de microprocesseurs, Dassault ne se serait pas diversifié dans l’aviation d’affaires et Renault n’aurait pas fait de Dacia sa première source de croissance. Toutes ces stratégies n’étaient pas des choix délibérés de dirigeants omniscients : elles ont émergé du contexte organisationnel, à l’occasion d’une opportunité de marché, grâce à des ressources et des compétences disponibles, le plus souvent sous le radar des décideurs officiels.

Cependant, une fois qu’elle est apparue, pour que la stratégie émergente puisse s’épanouir, elle doit surmonter une étape cruciale : le dirigeant doit l’accepter et l’intégrer dans le discours officiel. Or, il est difficile pour un individu souvent convaincu de la pertinence de sa vision de laisser se déployer des stratégies qu’il n’a pas conçues. Cette forme d’humilité n’est pas la plus fréquente chez de nombreux décideurs, mais elle est pourtant essentielle. Reste ensuite à savoir quel type de jardin le stratège va privilégier : le jardin à la française, où même l’imprévu doit se plier au plan géométrique, ou bien le jardin à l’anglaise, dans lequel la surprise est délibérément recherchée ? La réponse tient autant à la personnalité du dirigeant qu’à la culture de son entreprise.


Publié le lundi 2 septembre 2019 . 3 min. 25

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