Jean Tirole, prix de la Banque de Suède et président de la Toulouse School of Economics, vient de publier un énorme ouvrage. On y trouve de nombreuses explications pédagogiques sur des sujets divers. Mais, également, des prises de position très militantes. Problème : les secondes sont exposées, comme les premières, au nom d’une « science économique » supposée neutre et consensuelle.
Jean Tirole professe l’humilité de l’économiste. On ne lui en voudra pas. « L’économiste est neutre fondamentalement », explique-t-il à Europe 1, il distille à ses yeux une science du bon savoir. D’ailleurs, « les économistes de haut niveau (quelles que soient leurs opinions personnelles, qui sont diverses) sont d’accord sur beaucoup de sujets » (p. 108).
Des débats, des possibilités de désaccords fondamentaux et donc des conseils de politique économique différents sur le rôle de l’Etat, le marché du travail, la fiscalité, la lutte contre le changement climatique ? « Mais à quoi donc serviraient les économistes s’il n’y avait aucun consensus sur aucun sujet ? » écrit Tirole. A proposer des alternatives de politique économique qu’il appartiendrait à d’autres que les économistes de trancher peut-être ? Vous n’avez rien compris : pendant que d’autres pays choisissent des économistes comme ministres des Finances ou patrons de banques centrales, « la France est toujours restée frileuse en la matière » (p. 50). Les économistes au pouvoir !
L’important, c’est donc de distinguer les bons économistes des mauvais. Le critère est simple : ceux qui s’inscrivent dans « le cadre unificateur de l’économie moderne » sont les bons. Ce cadre est défini par la théorie de l’information et la théorie des jeux, des approches centrées sur les individus et la microéconomie.
Michel Aglietta, Robert Boyer, André Orléan, John Maynard Keynes, Galbraith, Marx, Schumpeter, j’arrête là, chacun complètera, ne sont pas dans le bon cadre : tous des mauvais !
Vous aurez remarqué dans la liste précédente l’intérêt pour les débats suscités par des économistes morts. Grossière erreur du nul en économie préoccupé de « pensées économiques obsolètes et de débats entre économistes anciens ». A ne surtout pas enseigner, c’est très mauvais pour les étudiants toute cette histoire qui montre la diversité des points de vue. C’est comme la macroéconomie d’ailleurs, « un domaine de l’économie complexe, moins consensuel et surtout moins utile au citoyen pour comprendre la vie de tous les jours ». Les macroéconomistes à la trappe.
Ce n’est faire injure à personne de dire que tous ces points de vue sont pour le moins discutables. En tout cas qu’ils méritent d’être discutés plutôt qu’affirmés. Mais ils ne le seront pas. Le « consensus » de la science économique semble alors n’être le résultat que des têtes tranchées de ceux qui ne pensent pas dans le bon cadre.
Parmi les survivants, comment distinguer les bons des moins bons ? C’est d’abord celui qui bâtit des modèles à l’aide des mathématiques. Le modèle guide le travail empirique, force à une discipline de pensée, à vérifier la logique des arguments. Pour autant, « la mathématisation ne va pas sans coûts ». Elle est parfois difficile, elle conduit les économistes à la facilité en les incitant à regarder sous le lampadaire, elle conduit à un enseignement souvent trop abstrait, explique l’ouvrage. Au final, « tout modèle est une représentation simplifiée, parfois de façon outrancière, de la réalité ».
Une critique loin d’être anodine. Et qui conduit toujours à la même question, comment repérer alors les bons travaux ? Par le nombre de publications dans les « bonnes » revues, celles qui s’inscrivent bien sûr dans le « cadre unificateur » et le nombre de fois où ces travaux sont cités. Mais Jean Tirole souligne les limites de telles appréciations : il y a de mauvais articles y compris dans les bonnes revues, de bons économistes peuvent produire très peu, les sujets controversés attirent plus que les autres. Des critiques, là encore, plutôt fortes.
D’autant plus que la validation des travaux par les pairs de l’économie dominante n’est pas exempte de reproches non plus explique-t-il : comportements grégaires des économistes, tendance à privilégier ce qui est frappant, impossibilité de reproduire des résultats pourtant validés, comportement clandestin de certains qui font ça par-dessus la jambe.
Autant de reproches d’importance, que l’on ne s’attendait pas à trouver dans cet ouvrage, du triptyque approche modélisée/ validation par les pairs/ bibliométrie.
Pour autant, cela reste, paradoxalement, aux yeux de l’auteur comme le meilleur et unique moyen de sélection des économistes, notamment des professeurs. On ne peut alors s’empêcher d’y voir un instrument de normalisation de la pensée destiné à choisir ceux qui seront adoubés et les autres.
Dans tout le livre, Jean Tirole fait œuvre de pédagogie. Il abandonne le registre de l’écriture scientifique pour expliquer de la manière la plus abordable qui soit les différents sujets traités.
Il est très clair dans les chapitres sur le digital, l’économie numérique, l’innovation ou les régulations sectorielles, offrant un guide de « l’état de la science », vue par la lorgnette de l’économiste. Il n’oublie pas de signaler les enjeux sociaux, pas plus que d’attirer l’attention sur les comportements fiscaux douteux des grandes entreprises du numérique. Mais on n’est pas forcé de partager tous les points de vue exprimés, et les spécialistes en management comme Frank Aggeri apportent de vives critiques sur les méthodes et les résultats des travaux de Jean Tirole sur le sujet.
L’auteur est moins à son aise dans les chapitres sur la finance. Celui sur la régulation est très descriptif et partiel mais il est vrai que le sujet réclamerait un livre en soi. Celui sur la crise de 2008 n’apporte pas de vision originale mais insiste sur le fait que les économistes avaient bien étudié les causes de la crise : titrisation excessive, endettement de court terme explosif des institutions financières, mauvaise mesure des risques, comportements grégaires sur les marchés, etc.
Malheureusement, les sources de ces études ne sont pas données. Et les économistes n’en ont pas beaucoup fait la promotion. Le message dominant était plutôt que les crises appartenaient au passé et que les bulles étaient impossibles. « Quelques économistes exposés à des conflits d’intérêt ont parfois survendu les vertus des marchés de gré à gré » ajoute-t-il. Certes, il y a eu quelques économistes à gages. Mais le problème allait bien au-delà : la majorité croyaient en l’efficience des marchés financiers et condamnaient une trop forte régulation, sans même avoir besoin d’être achetés.
Enfin, dans le reste du livre, consacré à des sujets structurels, l’auteur, tellement soucieux par ailleurs de se justifier scientifiquement, livre des points de vue très personnels et très orientés.
Prenons le rôle de l’Etat. « La France a aujourd’hui un taux de dépenses publiques parmi les plus élevés du monde : plus de 57 % du PIB ! ». On comprend à ce « ! » que c’est trop. Mais pourquoi est-ce trop ? Y a-t-il une loi économique qui définisse le bon niveau de dépenses publiques ? Quel est le niveau adéquat pour la France ? On ne le saura pas. On attendait plus d’un prix de la Banque de Suède.
Même chose sur l’emploi. Les points de vue sont clairs : les emplois aidés ne servent à rien, le régime des intermittents représente une mutualisation sans fondement, le code du travail est trop complexe et trop directif, il faut donner plus de place aux accords d’entreprise, etc. Jean Tirole a tout à fait le droit de croire à tout cela. En tant que citoyen. Mais il nous fait passer des vessies pour des lanternes en se présentant comme un économiste fondamentalement neutre.
L’exemple le plus frappant est celui de la réduction du temps de travail. Croire que cela peut créer de l’emploi « n’a aucun fondement, ni théorique, ni empirique » écrit-il. Dire l’inverse est « une ineptie » affirme-il sur Europe 1, ajoutant « les économistes vous diront tous que le partage du temps de travail ne crée pas d’emplois ». L’économiste Eric Heyer a montré combien cette affirmation est fausse. Un peu de recherche sur la toile permet de trouver plusieurs études empiriques indiquant que la RTT créée de l’emploi. Confronté à ces études empiriques sur France Inter, Jean Tirole a fini par dire qu’estimer l’impact de la RTT sur l’emploi « c’est compliqué ». Un positionnement bien différent de « c’est une ineptie »…
Il se trouve donc que sur des grands sujets comme les dépenses publiques, le nombre de fonctionnaires, le régime des intermittents, les emplois aidés, les accords d’entreprise, etc., l’état de la science « neutre » de Jean Tirole se trouve exactement sur la ligne du Medef et des propositions contenues dans le dernier livre d’Alain Juppé. Des positions très orientées, qu’il peut tout à fait choisir comme citoyen. Le problème provient du fait qu’il nous les présente comme des points de vue objectifs, ce qu’ils ne sont pas.
Au début de son livre, Jean Tirole admet que nous avons tous « des biais dans notre réflexion » (p. 23). Lorsqu’on lui demande sur France Inter quels sont ses propres biais… il biaise ! On lui préférera la franchise d’un Maurice Allais, l’autre Français ayant reçu le prix de la Banque de Suède, pour qui « la science économique, comme toutes les sciences, n’échappe pas au dogmatisme, mais le dogmatisme est ici considérablement renforcé par la puissance des intérêts et des idéologies ».
Christian Chavagneux, Le dogmatisme de Jean Tirole, une vidéo Xerfi Canal TV
Publié le mardi 12 juillet 2016 . 8 min. 59
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