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Vous connaissez l’ultracrepidarianisme, un mot issu du latin qui veut dire à peu de choses près parler avec assurance de choses que l’on ne connait pas. La crise du COVID a fait monter sur les plateaux télé de très nombreux spécialistes de cette discipline. Un journaliste va traquer chez son invité son opinion et non sa connaissance… et beaucoup se font piéger. C’est parfois agaçant, et notre sens critique nous susurre qu’il y a là comme une imbécilité. C’est même désolant, et Etienne Klein le dénonce avec talent dans son tract « Le Gout du vrai »

Mais est-ce toujours si clair ? Ne devrait-on vraiment parler que de ce qu’on connait bien ?

Bien sûr demander à un sociologue ce qu’il pense de l’efficacité du vaccin ou du passe sanitaire est peu scientifique a priori et peu utile au public. Ou demander à un épidémiologiste ce qu’il pense de l’impact de la Covid sur le monde du travail parait hors propos.

Pourtant ces excès, ces abus, ces bêtises, appelez-les comme vous voudrez, soulèvent une question plus fondamentale. Ne faut-il écouter que les spécialistes sur leurs domaines ou faut-il essayer de saisir les problèmes dans leur ensemble ? A n’écouter que les épidémiologistes nous serions peut-être encore confinés. A n’écouter que les psychologues on n’aurait peut-être jamais fermé les écoles. Or il a fallu combiner, pondérer. Cela ne justifie pas que quiconque parle de ce qu’il ne connait pas, mais cela exige que l’on croise les disciplines pour arriver à des équilibres.

Notre monde a un besoin croissant d’une approche pluridisciplinaire mais croiser les disciplines présente de très nombreux obstacles. Il n’y a pas si longtemps que, dans l’entreprise, se parlent des ingénieurs, des designers, des hommes de marketing, de vente, de service après-vente, pour essayer ensemble de maximiser la satisfaction des consommateurs. D’ailleurs vous avez encore tous des exemples dans vos entreprises de dialogues de sourds. Et nous avons tous en tant que consommateurs des exemples d’incohérences, par exemple quand la SNCF annule votre voyage et que le lendemain un mail du marketing vous demande si vous êtes satisfait du dit voyage. Le travail en commun est essentiel et un meilleur rapprochement des interprétations de la crise du COVID entre sociologues, épidémiologistes, économistes, psychologues, et bien d’autres aurait probablement évité quelques déboires tout au long de cet épisode malheureux de notre histoire sanitaire.

Mais l’interdisciplinarité demande d’abord du temps, ce dont ne dispose pas souvent les journalistes, ni les dirigeants, puis des compétences et des techniques. Elles sont parfois délicates à acquérir. Il faut bien sûr d’abord de l’écoute, de la patience et de la bienveillance. Mais il faut surtout développer des vocabulaires communs et des objectifs communs. Quand un ingénieur ou un matheux parle de « beau » il n’a probablement pas dans l’esprit la même chose que ce que pense le designer. Quand un éthicien parle de « bien commun » il n’a pas forcément la même vision que l’économiste ou le politique.

L’imbécilité serait de ne pas essayer de croiser les points de vue. Notre capitalisme devient un « stakeholder capitalism », un capitalisme des parties prenantes, où il faut confronter de nombreuses visions, parfois contradictoires. Notre système économique va aussi être de plus en plus dominé par la variable environnementale, une variable polymorphe, demandant un nombre incroyable de compétences croisées.  Il va nous falloir apprendre à mieux travailler ensemble, à développer nos vocabulaires, à se méfier de nos ultracrépidarianisme et ce d’autant plus qu’en travaillant avec d’autres spécialistes nous avons tendance à penser que nous maitrisons un peu mieux leurs disciplines et que cela pourrait nous autoriser à en parler. Le sociologue ne pourra toujours pas parler d’épidémiologie ni l’épidémiologiste de sociologie mais chacun saura mieux de quoi parle l’autre et où des interactions sont nécessaires.


Publié le mercredi 19 janvier 2022 . 4 min. 10

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