« Excusez-moi, je suis un peu essoufflé ! Je viens de traverser une ville où tout le monde courait... Je ne peux pas vous dire laquelle... Je l'ai traversée en courant ». Ces phrases tirées d’un célèbre sketch de Raymond Devos sont plus que jamais en résonnance avec notre société.
Une société qui impose un rythme effréné à tous ceux qui veulent diriger. Car aujourd’hui le monde n’appartient plus à ceux qui se lèvent tôt, mais à ceux qui ne s’arrêtent plus et qui sont en permanence connectés à travers leur ordinateur et leur smartphone. Pour ceux-là, les journées sont anormalement courtes et les temps de repos difficilement supportables.
Pour peu qu’ils inspirent confiance et qu’ils soient dotés d’une relative intelligence des situations, ces infatigables travailleurs gravissent rapidement les échelons de la hiérarchie. Et c’est ainsi que beaucoup d’entreprises se retrouvent dirigées par des personnes atteintes du syndrome de la Reine rouge, en référence à l’œuvre de Lewis Carroll dans laquelle Alice, stupéfaite, réalise que courir à la vitesse du décor maintient tout juste sur place. Alors, la Reine Rouge lui explique que pour avancer dans ce monde, il faut courir plus vite que son temps.
Si les dirigeants d’entreprise sont généralement des personnes très pragmatiques, sont-ils toujours conscients de leur irrépressible besoin d’aller toujours plus vite que le décor ? Sont-ils sensibles au fait que certaines des accélérations infligées à leur entourage peuvent avoir des effets délétères sur le collectif ? Arrivent-ils à penser et à juger avec suffisamment de hauteur pour que leurs décisions ne s’imposent pas d’elles-mêmes ?
Pour conjurer les dérives d’un monde « saturé de vitesse » selon l’expression de Paul Virilio, un dirigeant doit donc savoir perdre son temps intelligemment. Et contrairement aux apparences, ce n’est pas chose simple, car les qualités qui facilitent les progressions de carrière sont typiquement la réactivité aux situations et la rapidité d’exécution. Mais ces qualités peuvent très vite se révéler contreproductives lorsque l’on a en charge la destinée d’une organisation.
C’est alors qu’il faut désapprendre à courir après le temps, se désintoxiquer du surbooking et s’extraire de la force des choses en prenant le temps de vivre des expériences dépaysantes et désynchronisées : des expériences sociales telles que des vis-ma-vie ; des expériences physiques, telles qu’un trekking en montagne mais sans ses collaborateurs directs ; des expériences intellectuelles avec des personnes étrangères à son environnement professionnel.
En perdant son temps intelligemment, le dirigeant s’octroie des temps de respiration pouvant aller jusqu’à la flânerie pour mieux capter l’essence du temps qui passe. Et en se forçant à sortir de sa zone de confort, il augmente sérieusement ses chances de faire des rencontres inspirantes et des découvertes fortuites.
Mais ces moments où le dirigeant s’accorde la possibilité de perdre son temps intelligemment ne sont pas à proprement parlé des moments à part, totalement indépendants des autres. Ces moments-là sont plutôt ce que Gaston Bachelard appelle des « vibrations heureuses » dont la principale vertu est de se prémunir contre les risques d’une vie comprimée, à contretemps, sous l’emprise de la tyrannie du temps présent.
Ces vibrations heureuses s’avèrent indispensables à l’harmonie de l’existence et très efficaces pour éviter de ressembler à l’une des caricatures du sketch de Raymond Devos comme celle de celui qui court au plus pressé, ou celle de celui qui court après les honneurs et la gloire ou encore celle de celui qui court tout simplement à sa perte.
Publié le mardi 27 octobre 2020 . 3 min. 58
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