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Au seuil de cette série de chroniques, notons d’emblée que les relations entre le management et la philosophie, si jamais relations il y eu, n’ont jamais été très charitables. Dans leur dernier ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ? de 1991, Deleuze et Guattari ne notaient-ils pas que si seul l’âge de la pédagogie pouvait nous empêcher « de tomber des sommets » de l’encyclopédie dans le désastre de la formation professionnelle commerciale, qu’ils considéraient comme une tragédie absolue pour la pensée elle-même.

 

Ce constat, assuré et spectaculaire à la fois, d’autres philosophes avant eux auraient pu le faire tant il est vrai que la gestion en général a toujours privilégié une approche typiquement pragmatique des problèmes. En écartant de préférence, et de fait, le souci de l’argumentation conceptuelle propre à la culture philosophique. Les sciences de gestion ont emprunté leurs modèles dominants aux sciences de la nature plutôt qu’en s’abreuvant aux sources des grandes interrogations métaphysiques. Elles ont ainsi grandi à l’abri de toute curiosité philosophique. Au point même que Berkeley Thomas en 2003 a pu présenter le management « as one of the ‘non-thinking professions’ » (p. 5), un métier où, par définition, l’on ne pense pas. Bref, le doute philosophique n’a jamais eu de place prépondérante, c’est là un euphémisme, dans les manuels de management.

 

Ainsi donc, le management ne serait-il, ni plus ni moins qu’un impensé ? Ce serait un impensé aussi bien pour les managers, incapables prétend-t-on d’exercer leur réflexivité, que par les philosophes, faute de stimulation intellectuelle de leur part, pour un objet de recherche jugé pauvre. Comme Bernard Stiegler l’observe justement, s’insurgeant contre la rapidité et l’inanité de ce point de vue, les philosophes en France hélas ne disent « à peu près rien du management », ni du marketing, ni de l’industrie.

 

Les choses doivent-elles en rester là ? L’actualité de la recherche en sciences de gestion aussi bien que le développement de séminaires philosophiques pour cadres dirigeants nous permettent au contraire d’assister à ce que je nommerais volontiers un tournant philosophique des sciences de gestion. Certes, le discours authentiquement philosophique n’est pas et ne peut pas être un outil de management, encore moins une caution. Le discours philosophique a son registre propre qui du reste n’en fait jamais un partenaire « commode ».

 

En revanche, en s’appuyant sur des raisonnements philosophiques, la recherche en gestion ne peut plus se concevoir comme un manuel de recettes pour marionnettes en mal d’efficacité ou en quête  de sens commun général ; mais comme une « analyse lucide, distanciée et critique des phénomènes organisationnels et des concepts qu’elles forgent », ainsi que la présente fort justement la toute jeune Société de Philosophie des SG, autre avertisseur de ce tournant philosophique des management studies.

 

Ce rapprochement était du reste annoncé avant la parution du texte de Deleuze et Guattari, par Georges Canguilhem, lequel prononçait quelques mois plus tôt une conférence intitulée Qu’est-ce qu’un philosophe aujourd’hui ? Il répondait alors qu’étant donné qu’une entreprise est (…) un lieu de tâches et de conduites, (…)  obligatoirement soumises à des règles, il est possible et important de la soumettre à un examen critique et normatif, donc authentiquement philosophique. L’Entreprise concluait-il, peut être accueillie en philosophie, qui n’est pas un temple, mais un chantier.


Publié le mardi 19 janvier 2016 . 4 min. 30

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