Contrairement aux idées reçues, les positions les plus stratégiques ne sont pas toujours occupées par les entreprises qui fabriquent le produit final, mais par leurs sous-traitants de 1er rang. Il en va ainsi de nombreuses industries où les compétences et ressources clés sont éclatées entre un nombre très important d’acteurs. Selon Mathieu Bécue, Jean Belin et Damien Talbot l’industrie aéronautique est indiscutablement à ranger dans cette catégorie. Saviez-vous, par exemple, qu’AirBus et Boeing ne captent respectivement que 20% et 30% de la valeur ajoutée de leurs programmes A380 et 787 ?
Voyons quels sont les 3 facteurs déterminants qui ont fait basculer le barycentre stratégique dans le camp des sous-traitants de 1er rang.
Le 1er facteur déterminant – le plus évident – concerne la mutation du secteur aéronautique lui-même. Tout d’abord, la libéralisation progressive du marché du transport aérien mais aussi la concurrence exercée par les compagnies low cost et du Golfe ont fait exploser le carnet de commande des avionneurs. Pour AirBus, il ne s’agit plus de livrer 42 avions comme c’était le cas en 1985, mais 635 pour la seule année 2015 ! Le raccourcissement des délais de production et de livraison exige un recours accru à des sous-traitants de confiance, capables de tenir la cadence. Et de co-développer des programmes de plus en plus complexes avec les avionneurs, en y intégrant leurs propres innovations. Au fil des évolutions technologiques, les systèmes embarqués,les technologies électro-hydrauliques, les matériaux composites à fibre de carbone sont devenus des éléments tout aussi stratégiques que l’aérostructure. Et sur ces éléments, ce sont les sous-traitants de 1er rang qui ont la main !
Mais si les sous-traitants de 1er rang se sont peu à peu imposés comme des partenaires stratégiques incontournables, c’est aussi parce qu’ils ont démontré leur capacité singulière à endosser les risques liés à l’activité. 4 pour être précis.
Il y a d’abord le risque opérationnel, puisque les défaillances techniques des parties de l’avion qui leur sont confiées – que l’on appelle modules – sont à leur charge et non à celle de l’avionneur.
Il y a ensuite le risque de sécurité. Ce sont en effet les sous-traitants de 1er rang qui se chargent de faire certifier les modules qu’ils développent auprès des autorités compétentes, et qui règlent les pénalités en cas de retard.
Le risque de demande arrive en 3ème. Eh oui, le module qui a été produit et financé par le sous-traitant n’est payé qu’au moment de la vente effective de l’avion. On le comprend aisément : seuls les fournisseurs les plus robustes sont en mesure d’avancer de telles sommes et de miser, au même titre que l’avionneur, sur la réussite des programmes.
Enfin, il ne faut pas oublier le risque de change particulièrement important quand la chaîne de valeur s’internationalise et se morcelle. Concrètement, les avions sont vendus en dollar, mais une partie de la production s’effectue en zone euro. Un manque à gagner dont AirBus se plaint régulièrement. Mais en réalité, AirBus comme Boeing cherchent souvent à libeller leurs contrats de sous-traitance en dollars pour faire peser le risque de change sur leurs fournisseurs.
Un 3ème et dernier facteur déterminant se situe dans la capacité distinctive des sous-traitants de 1er rang à transformer des relations partenariales récurrentes avec les mêmes donneurs d’ordre en avantage concurrentiel. C’est ce que l’on appelle en stratégie « la rente relationnelle ». Et en l’espèce, force est de constater que les sous-traitants de 1er rang de l’industrie aéronautique on parfaitement su allier les 4 critères de création d’une telle rente.
Ils ont su développer des actifs spécifiques : équipes plateaux, maquettes digitales, outils de production dédiés, et j’en passe. Autant de facteurs synonymes de gains de productivité indispensables à l’avionneur.
Ils sont aussi entrés dans des dynamiques d’échanges routiniers de savoirs avec les avionneurs. Et ce, tant en phase de conception que de production, notamment grâce à des systèmes d’information partagés. Ce qui a permis de réduire significativement les coûts et de dépasser les contraintes géographique.
Par les efforts constants d’innovation, ils ont également su développer une véritable complémentarité de ressources et de compétences avec les avionneurs, mais aussi avec les autres sous-traitants de 1er rang. Ce qui a permis de réduire les coûts de R&D, mais aussi de diluer les risques et d’accélérer la diffusion de nouvelles technologies dans l’avion.
Bien évidemment, ces relations partenariales très étroites se sont accompagnées de mécanismes de gouvernance stricts et très spécifiques. Les sous-traitants de 1er rang engagent leur réputation ce qui assure une forme d’auto-régulation d’acteurs qui ont compris qu’ils étaient fortement interdépendants.
Résumons-nous. A force d’externalisation de l’amont de la chaîne de valeur, de la conception à la production en passant par la R&D, les avionneurs sont devenus au fil des ans de simples architectes intégrateurs. A l’étage inférieur ont émergé des acteurs aux talents et ressources spécifiques qui en font désormais des opérateurs incontournables sur des éléments cruciaux de l’avion. Je pense à Latecoere et Messier Dowty sur la structure ; à Honeywell et Rockwell Collins pour l’avionique ; à General Electric, Rolls Royce, et Pratt & Whitney pour la propulsion ; ou encore à Thalès et Safran en matière de génération électrique.
En charge du développement et de la production de ces modules stratégiques de l’avion, ce sont eux qui sont à l’interface entre les avionneurs donneurs d’ordre et l’ensemble des sous-traitants de rang inférieur. Alors osons la question : compte tenu de la position stratégique qu’ils occupent désormais, ne sont-ce pas eux qui tiennent in fine le manche de l’avion ?
Source primaire à intégrer en capsule ou en générique de fin :
M. Bécue, J. Belin et D. Talbot, “Relational rent and underperformance of hub firms in the aeronautics value chain”, M@nagement, vol. 17(2), 2014
Publié le mardi 14 juin 2016 . 6 min. 02
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