Comment fait-on pour mobiliser l’intelligence collective de son équipe ? Pour la plupart d’entre nous, la réponse semble évidente : on se met autour d’une table, et on discute. Et souvent, on parvient, tant bien que mal, à un consensus.
Le problème de cette méthode universellement admise, c’est qu’il n’est pas du tout évident qu’elle nous mène à la meilleure solution. Parce que dans un groupe, on s’influence les uns les autres, beaucoup plus qu’on ne le croit.
Une expérience menée en 2006 par le sociologue Matthew Salganik et ses coauteurs permet de mettre cet effet en évidence de manière frappante. L’étude portait sur les téléchargements de chansons, mais ses implications sont générales.
Les chercheurs ont commencé par mesurer ce qui se passe quand on laisse les utilisateurs du site de téléchargement choisir les chansons qui leur plaisent, sans aucune information autre que leur titre. Ils ont ainsi pu voir quelles chansons étaient « objectivement » les plus et les moins appréciées des utilisateurs. Ça, c’est le groupe de contrôle.
Mais les chercheurs ont aussi créé des mondes parallèles : huit autres groupes, avec des milliers d’autres utilisateurs. La seule différence entre ces mondes parallèles et le groupe « contrôle » était que ces utilisateurs-là avaient accès à une information clé : le hit parade de leur groupe, c’est à dire combien il y avait eu de téléchargements de chaque chanson.
Le résultat frappant, c’est que les chansons qui se retrouvent en tête du hit parade dans tous les groupes sont radicalement différentes. L’information donnée sur les chansons en tête de classement a une influence énorme sur la suite ; et comme les goûts des premières personnes qui téléchargent varient d’un groupe à l’autre, ce hasard produit un effet boule de neige : les résultats finaux varient eux aussi énormément.
Dans l’un des groupes, les sociologues se sont même amusés à afficher, dès le départ, un classement radicalement faux : les chansons présentées comme les plus populaires étaient les plus mal notées par le groupe de contrôle, et réciproquement. Résultat : les chansons les moins appréciées se retrouvent en haut du classement ; et beaucoup de celles qui seraient normalement les plus appréciées ne percent pas. La seule exception concernait la chanson la plus appréciée par le groupe de contrôle (la meilleure), qui réussit à remonter le classement.
Ce que cette expérience – et d’innombrables autres – démontrent, c’est que nous sommes infiniment plus sujets à l’influence sociale que nous ne le croyons. Nous pensons que nos jugements sont indépendants ; et que l’information que nous avons sur l’opinion des autres n’est qu’une information, à laquelle nous donnons son juste poids, mais pas plus. En réalité, nous sommes beaucoup plus malléables que nous ne l’imaginons.
Le même phénomène va se retrouver dans n’importe quel groupe de travail. Si la première personne à s’exprimer est très favorable à un projet, il sera un peu plus difficile pour la deuxième d’être contre. Une fois que les deux premiers sont pour, il est encore plus difficile pour le troisième de se démarquer. Et ainsi de suite. La seule différence avec l’expérience des sociologues sur la musique, c’est que dans une réunion, l’ordre des interventions n’est généralement pas aléatoire : sauf règle spécifique, ce sont les plus motivés qui s’expriment en premier… ou ceux qui ont été choisis pour conduire la discussion dans la direction souhaitée.
Pour éviter ce danger, il existe plusieurs types de solutions. La plus radicale consiste à consulter les participants séparément, plutôt qu’en groupe – une sorte de sondage, en quelque sorte. Mais on perd alors le bénéfice de la discussion et de la prise de décision collective.
Une variante existe, qui est rarement mise en œuvre, alors qu’elle ne demande presque aucun effort : c’est tout simplement de demander à chacun d’écrire ses idées sur une feuille de papier avant de faire le tour de table. L’avantage, c’est que, même si vous venez d’entendre plusieurs personnes qui pensent la même chose, si vous venez pour votre part d’écrire le contraire, vous hésiterez avant de vous rallier à leur avis. Vous exprimerez donc votre point de vue initial – celui que vous auriez, sinon, été tenté de garder pour vous. Les autres, à leur tour, entendront vos arguments – dont, sinon, ils auraient été privés. En somme, le débat sera plus riche qu’il ne l’aurait naturellement été. Il aura moins tendance à se polariser sur les opinions initiales.
Ce n’est pas une recette miracle ; et il y a bien d’autres outils pour améliorer le fonctionnement des groupes… Mais comme celui-ci ne coûte que le prix d’une feuille de papier, pourquoi s’en priver ?
Références :
Matthew J. Salganik, Peter Sheridan Dodds et Duncan J. Watts, « Experimental Study of Inequality and Unpredictability in an Artificial Cultural Market », Science, vol. 311 (2006), p. 854–856 ; voir aussi Matthew Salganik et Duncan Watts, « Leading the Herd Astray : An Experimental Study of Self-fulfilling Prophecies in an Artificial Cultural Market », Social Psychology Quarterly, n° 71 (2008), p. 338–355 ; Matthew Salganik et Duncan Watts, « Web-Based Experiments for the Study of Collective Social Dynamics in Cultural Markets », Topics in Cognitive Science, n°1 (2009) p. 439–468.
Publié le lundi 12 avril 2021 . 5 min. 43
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