On en a déjà parlé ici : quand on étudie les performances individuelles dans les organisations, la distribution de ces performances n’est pas normale. « Normale », en tous cas, au sens statistique, c’est-à-dire se conformant à la courbe en cloche bien connue, où la très grande majorité ne s’écarte que faiblement de la moyenne. En réalité, comme l’ont montré Herman Aguinis et de nombreux chercheurs à sa suite, quand on mesure la performance des chercheurs (au nombre de brevets déposés), celle des artistes (au nombre de récompenses obtenues) ou celle des informaticiens (aux lignes de code produites), il y a des superstars, qui s’écartent fortement de la moyenne ; et surtout ces superstars sont bien plus nombreuses que la distribution normale ne le prévoit.
La conclusion à laquelle cette observation semble conduire naturellement, c’est qu’il est essentiel pour toute organisation d’attirer et de retenir ces superstars à n’importe quel prix. En somme, qu’il faudrait gérer les entreprises comme des équipes de foot, dont le succès peut dépendre du génie de quelques joueurs.
Cette conclusion heurte les croyances et les habitudes de beaucoup de dirigeants. Ce n’est pas en soi une bonne raison de l’ignorer. Mais elle soulève aussi une inquiétude légitime. Car ce qui intéresse les dirigeants, ce n’est pas d’avoir des superstars, c’est d’avoir une super performance. Or, rien ne garantit a priori que la performance de l’organisation soit simplement la somme des performances des individus.
La principale objection à cette théorie tient à un risque que les fans de certaines équipes de foot ont déjà noté : trop de superstars dans la même équipe peuvent se marcher sur les pieds, avec des résultats forcément décevants.
C’est ce qu’ont étudié les quatre auteurs d’une étude publiée en 2014 par Psychological Science sur le « too-much talent effect », « effet trop de talent ». Selon les auteurs, les rivalités entre superstars affectent la coordination de l’équipe. On s'attend donc à voir que « trop de talents tue le talent » dès lors que la coordination est essentielle. En revanche, on ne devrait pas constater cet « effet trop de talent » dans les situations où la performance individuelle prime sur la qualité du collectif.
Pour tester empiriquement cette théorie, les chercheurs se sont penchés sur différents environnements. Ainsi, ils se sont intéressés au base-ball, qui est théoriquement un sport d’équipe, mais en réalité le résultat d’une addition de performances individuelles. Ce qu’ils y ont trouvé, c’est que la performance est fonction du nombre de joueurs stars, et ne décline pas quand on rajoute des joueurs d’élite. Dans une équipe de base-ball, on n’a jamais trop de stars. En revanche, le football et le basket sont de vrais sports d’équipe où la coordination est essentielle. Et là, lorsque la proportion de joueurs considérés comme des « stars » dépasse les 50-60% d’une équipe, la performance décline. Il y a bien un « effet trop de talent ».
L’effet trop de talent crée donc bien une limite au culte des superstars, mais une limite relative : dans les cas où votre équipe a un fort besoin de coordination – c’est-à-dire si la performance ne dépend pas principalement des exploits individuels –, et dans ces cas seulement, il faut faire attention à ne pas avoir trop de superstars. Et même là, le problème ne devrait pas se poser très souvent : des équipes avec 60% de superstars, ça ne court pas les rues !
Une deuxième objection souvent entendue, c’est que les individus travaillent dans des équipes, et que c’est la performance de ces équipes qui compte. Or, par l’effet mécanique de la moyenne, on retrouverait moins de différenciation entre les équipes qu’entre les individus. Les aberrations dues à la surperformance de quelques superstars seraient en quelque sorte diluées dans celle des équipes.
Justement, Herman Aguinis – le chercheur qui a théorisé les superstars – s’est intéressé aussi aux performances d’équipe, en analysant, dans une étude de 2022, la performance de 200.000 équipes dans 274 domaines différents, allant du sport à la politique en passant par les pompiers et les informaticiens. Sa conclusion : là non plus, la distribution des performances n’est généralement pas « normale » ! De même qu’il y a beaucoup de superstars individuelles, il y a des « super-équipes », qui valent 10x l’équipe moyenne.
Qu’on s’intéresse aux performances individuelles ou à celles des équipes, il faut donc bien se rendre à l’évidence : le quasi-égalitarisme de la distribution normale, qui sous-tend la plupart des modèles d’évaluation et de rémunération, ne correspond pas à la réalité. Entre les individus comme entre les équipes, il y a des différences de performance plus importantes qu’on ne le suppose a priori. Bref, cherchez les individus ou cherchez les équipes, mais dans un cas comme dans l’autre, cherchez les meilleurs.
Publié le lundi 6 novembre 2023 . 5 min. 34
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