C’est certainement la prophétie la plus consensuelle au plan géopolitique. L’équilibre économique, commercial, démographique, militaire, culturel est en train de basculer de la zone Atlantique, marquée par une concentration des richesses et des flux commerciaux entre l’Amérique du Nord et l’Europe vers la zone indopacifique. Avec deux nouvelles superpuissances en quête de leadership : la Chine et l’Inde. Ce pivotement du Monde semble se dérouler à une vitesse phénoménale, faisant perdre sa centralité à l’Europe et achevant de la marginaliser au plan économique. Où en sommes-nous de cette grande bascule ?
En dépit du ressenti, c’est un film dont nous ne n’avons vu à ce stade que les prémisses. Les vieux équilibres font de la résistance. Et la grande vague de marginalisation européenne n’est qu’à ses débuts.
Écarts de croissance
Pour en prendre la mesure, coupons le monde en deux zones :
- D’un côté, les pays de la zone indopacifique qui bordent le Pacifique Nord à l’Ouest des États-Unis, soit notamment la Chine, l’Inde, les pays de l’Asean plus le Japon, la Corée, Taïwan, Hong Kong et la Russie.
- De l’autre les pays de l’UE et le Royaume-Uni, à l’Est des États-Unis.
La première évidence, c’est le fossé démographique qui sépare les deux zones. Du côté indopacifique, c’est une population de 3,7 milliards d’individus à 3,9 milliards en y agrégeant la Russie, soit près de 50% de la population mondiale, avec deux mastodontes démographiques, Inde et Chine, qui à eux seuls concentrent les trois quarts de cette population. De l’autre, côté UE à 28, c’est 6,5 % de la population mondiale, soit, 515 millions d’individus en 2022. Un rapport proche de 1 à 7,5. Et même si la démographie asiatique ne joue plus avec la même force, programmée pour stagner, voire pour légèrement régresser à horizon 2050, l’écart continuera à se creuser en défaveur de la vieille Europe.
Mais ce sont les écarts de croissance qui constituent aujourd’hui le principal levier de bascule. Ils sont saisissants. Si l’on se concentre sur la décennie pré-covid, soit 2009-2019, les pays de la zone indopacifique, y compris la Russie, ont crû au rythme de 5,5%. Avec un moteur ultra-puissant de l’Asie en développement ou émergente qui a crû au rythme de 7%, tandis que l’Asie développée ou la Russie progressaient à des rythmes plus proches de 2%. C’est ce moteur émergent qui embarque l’ensemble, puisque son PIB représente aujourd’hui plus des trois quarts du total de la zone indopacifique, contre moins de 17% pour l’Asie développée et moins de 7% pour la Russie. Une dynamique près de 3 fois supérieure à celle de l’UE ou de l’ALENA. Résultat, les économies indopacifiques dominent déjà très largement en poids celles de l’Europe ou de l’ALENA.
Nous ne sommes qu’au début de la bascule
L’Asie émergente, en y incluant l’Inde, pèse déjà pour un quart du PIB mondial. Si l’on ajoute maintenant l’Asie développée, et la Russie, la zone indopacifique Nord concentre de l’ordre de 35% du PIB mondial en valeur, surclassant l’UE (qui ne pèse plus qu’un quart du PIB mondial) et l’ALENA (moins de 30%). Avec des écarts de prix qui sous-pondèrent la véritable importance de la zone Pacifique en termes de volume. En adoptant un système de prix identique, ce que l’on appelle la PPA, l’Asie émergente et en développement, c’est déjà plus d’un tiers du PIB mondial en volume et, la zone indopacifique dans son ensemble, de l’ordre de 44%, écrasant toujours plus les économies occidentales, l’ex-UE à 28 comme les pays de l’ALENA représentant maintenant moins d’un cinquième des volumes produits à échelle mondiale. Avec de surcroît un potentiel de rattrapage très loin d’être épuisé puisque le PIB par habitant de l’Asie émergente et en développement se situe encore qu’à peine plus d’un quart du niveau européen. Autrement dit, nous ne sommes qu’au début de la bascule.
Encore une forte interdépendance commerciale entre l’Orient et l’Occident
Face à ce profond basculement des masses économique, la structure du commerce est certes affectée. Mais à vrai dire, l’inertie des structures surprend. Les États-Unis, géant économique en position de pivot dans ce jeu de bascule est emblématique de cela. Certes, le poids des pays du Pacifique s’accroît très graduellement en tendance. Néanmoins, le mouvement est loin d’évincer la part du commerce avec l’Europe ou celle intra-ALENA, c’est-à-dire avec le Canada et le Mexique, qui demeure dominante. Idem lorsque l’on tourne son regard vers l’Union européenne. La réorientation des échanges vers le Pacifique est là encore très graduelle, tandis que le commerce intra-UE et avec l’Amérique du Nord résiste très largement. Un statuquo en profond décalage avec le basculement des masses économiques. Et par effet de miroir, c’est la même inertie que l’on observe côté chinois. La part du commerce régional ne progresse pas en tendance, surlignant les freins à l’intégration régionale et la profonde interdépendance commerciale qui demeure entre l’Orient et l’Occident, très loin d’un sentier de développement autonome.
Résultat : contrairement à l’intuition, lorsque l’on tente d’estimer le poids dans le commerce mondial des échanges commerciaux entre pays du Pacifique (en élargissant ici l’analyse à la plupart des pays côtiers appartenant à l’APEC, l’Association de coopération économique Asie-Pacifique, États-Unis, Canada, Australie, Chili et Pérou compris) et que l’on compare ces flux aux échanges commerciaux entre pays qui bordent l’Atlantique Nord — soit, l’Amérique du Nord, le Mexique, et l’UE—, le jeu est non seulement plus équilibré, mais surtout plus stable qu’attendu. Le commerce Atlantique fait de la résistance, positionné sur les biens à forte valeur ajoutée.
Marginalisée économiquement, l’Europe ne l’est pas encore commercialement. Mais les forces de rattrapage économique et d’intégration régionale jouent incontestablement contre elle. De la grande bascule du monde vers le Pacifique, elle n’a vécu jusqu’ici que le début du film.
Publié le mercredi 19 avril 2023 . 6 min. 42
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