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La zone euro est plus vulnérable que jamais et avec elle l’UE dans son ensemble. Nous avions jusqu’ici souligné les mécanismes endogènes qui la fragilisent :


- notamment les forces de divergence que renforce un régime de monnaie unique sans transferts budgétaires suffisants pour permettre à la périphérie de recoller au cœur ;
- l’incapacité des économies à produire une synergie positive de croissance ;
- un partenariat de production et d’innovation pris dans le jeu d’une concurrence fiscale et sociale fratricide ;
- et bien sûr un carcan de règles qui limitent le pouvoir de réaction d’économies frappées de façon très asymétrique par les chocs de l’économie mondiale.


Cette critique est classique et elle est contrebalancée par une ligne de défense tout aussi classique : la dimension protectrice de l’euro pour de petites et moyennes économies face à des turbulences de plus en plus surdimensionnées ; la capacité de l’Europe à se réformer et à déroger de façon opportune à ses règles, notamment sur le plan financier depuis 2008. Et au bout du compte, l’Europe fait figure d’espace de frustration, mais aussi de robustesse, qui survit aux crises qui l’assaillent.


Nous entrons dans une guerre des modèles économiques


Sauf que cette lecture ambivalente passe à côté d’un nouveau champ de menaces inégalées depuis la crise sanitaire, que je qualifierai d’exogènes, et qui bousculent toute la philosophie de la construction européenne. Pour dire les choses plus explicitement, depuis quelques années, le champ de la concurrence s’est déplacé. Nous nous sommes toujours figuré la mondialisation comme une extension géographique de la concurrence entre les marchandises, les hommes et les capitaux… Or, ce qui s’opère aujourd’hui sous nos yeux, c’est un déplacement de la concurrence sur les modèles économiques… Nous sommes entrés sans bien le réaliser dans une guerre DES capitalismes, une guerre des systèmes de régulation dont nous ne connaissons pas encore l’issue et qui prend totalement de cours la mythologie européenne.


Il paraît en effet bien loin le temps où le modèle de démocratie libérale apparaissait comme l’aboutissement de l’histoire d’une mondialisation des échanges, qui devait inexorablement 1) pacifier le monde, les conflits étant bien trop coûteux devant l’entrelacs des intérêts économiques croisés et 23) faire triompher les modèles agiles qui avaient déjà le libéralisme politique et économique dans leur ADN. Le modèle de démocratie libérale devait laminer par un jeu darwinien les archaïsmes étatiques autoritaires. Or, cette vision est battue en brèche. Les conflits ont changé de nature. La guerre est devenue civilisationnelle, moins idéologique, économique, beaucoup plus diffuse, à travers son expression terroriste, traversant les frontières et menaçant de l’intérieur parfois les nations. Elle s’est déplacée aussi sur le cyberespace où la dérégulation libérale, loin de pacifier les relations, intensifie les dominations et les manipulations. Et les modèles autoritaires, centralisés, loin d’être vaincus par leur sclérose, se réinventent, se digitalisent et s’exportent. Les variants chinois et russe ont repris du poil de la bête et la démocratie libérale qui croyait s’imposer de façon virale doit elle-même se remettre en question.


La COVID percute avec violence la mythologie européenne


Or, l’Europe s’est tout entière conçue sans le dire sur cette vision naïve de la fin de l’histoire, bâtissant une petite mondialisation régionale dans la grande. Intégration économique = paix ; union concurrentielle et monétaire = rééquilibrage des rapports de force. Dans un monde multipolaire dominé par l’hégémonie américaine et le privilège du dollar, l’Europe devait se doter de sa propre monnaie et se bâtir les mêmes économies d’échelle que son rival historique, à travers le grand marché. Et, quelles que soient les discordances, le consensus sur ces deux évidences rendait le projet imprescriptible.


Or, la COVID percute avec une violence inouïe cette mythologie fondatrice qui paraît de plus en plus contre-factuelle et anachronique. Plutôt qu’un grand discours, je préfère donner deux exemples criants :


1. Celui des vaccins. L’Union fait la force, sauf quand elle n’est pas une union qui mutualise les ressources et les moyens. Et sur ce plan le verdict est sans appel. Le Royaume-Uni seul a été capable d’engager et de concentrer plus de moyens pour impulser la R&D, lancer des lignes de production et gérer la logistique que 27 pays réunis, qui représentent pourtant 5,5 fois le PIB britannique.
2. Que dire ensuite du plan de relance européen, présenté comme une avancée majeure ? 750 milliards d’euros sur 3 ans, dont 390 milliards de subventions, le reste étant des prêts. Moins de 1% de dépenses nouvelles par an, quand les États-Unis ou la Chine organisent leur relance à des échelles 5 à 10 fois plus élevées et bien plus concentrées dans le temps.


In fine, l’UE apparaît de plus en plus comme un attelage lourd et discordant, une empêcheuse d’agilité et de ripostes défensives. Elle voit poindre à sa frontière avec le Brexit le contre-modèle d’un pays qui renonce à l’illusion de la force collective et mise sur un souverainisme véloce de marché. Une sorte de modèle israélien à sa frontière qui n’attend pas tout de la taille et des forces magiques de la concurrence. Elle regarde à cette heure cette aventure solitaire comme un suicide programmé, sans voir que dans la guerre des modèles, le sien est en urgence absolue.


Publié le lundi 22 mars 2021 . 6 min. 04

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