Repérer un enjeu stratégique, le documenter, l’analyser, faire émerger des options pour l’action, en débattre, trancher pour une option, tout cela participe de l’élaboration de la stratégie, mais il ne faut pas ensuite que la mise en œuvre par l’organisation vienne trahir ce qui a été décidé.
Et pourtant cela arrive.
Au moment de l’apparition des marques distributeurs dans la grande consommation, un grand groupe industriel producteur est confronté comme ses concurrents à une dissymétrie problématique : les grands distributeurs leur interdisent de mettre en place leurs propres canaux de distribution, sous peine de les déréférencer, mais ne se gênent pas pour développer des « marques distributeurs » pour concurrencer les produits à marque. Les produits sous marque distributeur sont d’abord fabriqués en sous-traitance par de petits producteurs puis, sans gêne aucune, les distributeurs viennent demander aux grands fabricants s’ils seraient prêts à produire pour eux.
Au comité exécutif de ce groupe fabricant, le débat fait rage. Les uns ne supportent pas l’idée de se mettre à produire pour ces « marques distributeur » qui viennent cannibaliser leur marché, avec d’ailleurs force imitation des produits à marque. D’autres trouvent la pilule sans doute un peu amère mais se disent qu’en produisant pour les marques distributeurs, il y aura moyen de saturer leur outil industriel et, ce faisant, de réduire les coûts unitaires, ce qui fera du bien aux marges. D’autres encore oscillent entre frustration de laisser des concurrents prendre ces volumes additionnels et frustration d’aider les distributeurs qui constituent assurément, dans ce secteur, la plus puissante des forces concurrentielles qui pèsent sur leur Groupe, au sens de Porter. La discussion stratégique interne dure des mois. In fine il est décidé qu’à problème structurel il faut une solution structurelle et que le groupe va accepter de fabriquer des produits sous marque distributeur dans ses propres usines. L’enjeu est de se positionner comme le « lowest cost producer » tout en proposant aux clients des produits à marque de qualité premium.
Une condition de cette stratégie est, on l’aura compris, de nettement différencier ses propres produits à marque afin de les distinguer des produits fabriqués pour les marques distributeur : les clients doivent à l’évidence pouvoir constater la différence.
Le choix stratégique est clair mais la mise en œuvre va mettre à mal la stratégie.
En fabriquant désormais des produits différents, les directeurs d’usine vont se féliciter de saturer leur site en faisant tourner à plein leurs chaînes de fabrication. Fort bien. Mais ils vont vite constater que les changements de fabrication plus fréquents pour produire une diversité de produits plus étendue pénalisent leur productivité. Ils font des calculs et en arrivent à la conclusion que pour une partie au moins des productions pour les marques distributeur, ils ont intérêt à ne changer que le packaging mais pas le contenu des productions. Moins de réglages machines, moins de changements de composants et d’ingrédients, les coûts sont meilleurs. Du fait de leur position dans l’organisation, ces directeurs d’usine et leurs chefs de fabrication ont les yeux rivés sur la ligne bleue des coûts. C’est humain, ils font le choix d’optimiser leurs coûts et vont oublier la condition annexe à la décision stratégique prise. A savoir, fabriquer des produits concurrents pour les marques distributeurs, mais en s’assurant que la différence se sente.
Sans s’en vanter, ce choix va proliférer, les patrons des Business Units concernés vont voir remonter des comptes de résultat des usines en amélioration et vont s’en réjouir. Mais la conséquence est là : en mettant en œuvre la stratégie à leur façon, les acteurs de l’organisation auront de fait trahi la stratégie…
La mise en œuvre de la stratégie arbitrée n’est pas qu’une affaire d’intendance. Elle fait partie intégrante du processus stratégique, depuis l’identification d’un enjeu ou d’un problème stratégique jusqu’à sa résolution.
Ceci signifie que les dirigeants sont condamnés à conduire un service après-vente de leur stratégie pour voir ce que leur organisation en a fait en la mettant en œuvre. C’est que l’intendance ne suit pas toujours la stratégie.
Publié le jeudi 20 janvier 2022 . 4 min. 31
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